Rois et reine est un film « de famille » : du père trop aimant dans l’enfance de Nora, au père généreux et juste d’Ismaël, en passant par la volonté d’un père et le refus de l’autre d’adopter un fils et l’incapacité de Nora à être mère. Dans l’une des dernières scènes du film, un homme et un enfant visitent le Musée de l’homme. Le réalisateur filme au plus près d’eux, l’exposition et l’espace du musée restant hors du champ. L’adulte explique à l’enfant, sans renoncer à ses mots d’adulte, pourquoi il ne peut l’adopter. Il dit les doutes, la culpabilité, le poids et les choix inhérents à la filiation.
Arnaud Desplechin a choisi Léda et Hercule pour références mythologiques de ses personnages. Ces deux demi-dieux grecs évoquent des histoires de famille sordides et des solitudes tragiques. Nora a survécu au suicide de son premier mari et à la lâcheté d’une relation qu’elle savait sans avenir. Elle décide d’abandonner définitivement tout horizon d’amour dans l’apaisement d’un nouveau mariage d’argent et de sérénité. Cette figure du Destin et de femme moderne tragique masque le point de fuite du film : son héroïne. Tout se passe comme si Arnaud Desplechin, aveuglé par la pudeur et la froideur mythique qu’il arroge à Nora, aurait été frappé de stupeur et d’effroi par son héroïne monstrueuse et refuse de s’en approcher plus près, assez près. Le plan d’introduction du film, d’inspiration hollywoodienne, est symptomatique. À défaut de cerner Nora, le cinéaste admire de loin ses jambes sculpturales au sortir d’un taxi. Seul l’éditeur des récits autobiographiques du père de Nora, assoiffé de roman familial, connaîtra les méandres de ce personnage féminin dont il a accompagné la genèse douloureuse. La voix off autobiographique du début du film est un leurre. Nora, sans amies, ne se dévoile que dans les actes et les paroles des hommes qui l’entourent.
Dans l’un des plus beaux plans du film, en format vidéo, suggérant une image parasite sortie du crâne du père, (du réalisateur ? ou de l’imaginaire de Nora ?), le père, isolé, face à la caméra, est assis à une table en bois et fixe le spectateur. Il nous confesse l’évolution vile de sa fille aînée. Héroïne froide et mal-aimable, Nora est incapable d’exprimer ses sentiments à la mort de son père ou au moment des retrouvailles avec son fils. On nous la suggère tueuse d’hommes : de père dont elle dérobe la parole, de fils auquel elle ne peut parler, et de maris qu’elle aime impuissante ou qui l’aiment sans retour. Fantasme suranné de cinéma qui déserte l’amour physique, Nora est un fantôme qui peut faire rêver certains spectateurs et en agacer plus d’un.
À l’inverse, Ismaël, musicien millionnaire, amant malchanceux de Nora, est un personnage drôle qui amène le souffle d’un autre genre face au drame personnel qu’elle traverse. Nora, confrontée à la mort prochaine de son père, décide de renouer avec Ismaël pour lui demander d’adopter son fils unique qu’ils ont élevé au temps de leur vie commune. Le rôle de Mathieu Amalric l’oppose au monde extérieur qui le menace et le juge fou. L’acteur utilise l’emphase, l’assurance et la logorrhée du cinéma burlesque, sans qu’Arnaud Desplechin ait recours au dispositif classique du genre (un espace fixe soumis aux déferlements des gags visuels). Repu du tragique de l’existence qu’il côtoie dans la folie et à l’intérieur de l’asile, Ismaël survit avec humour, quitte à esquisser des pas de hip-hop devant ses congénères internés, tandis que Nora ploie sous les accidents absurdes de la vie qui la contraignent à dévoiler sa noirceur. Abonné au personnage de séducteur lunaire dans l’univers d’Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric est visiblement réjoui de ce rôle loufoque et outrancier qui le hisse hors de l’ordinaire.
Le point de départ du film est similaire à celui utilisé par François Truffaut tout au long de sa saga Doinel. Il est construit à partir d’idées de personnages et en systématisant l’intrusion de séquences dérivées. Une séquence hallucinée et amère de réunion de famille est montée en parallèle avec des images du cousin, à propos duquel le père d’Ismaël a rassemblé les siens. Le disque de rap qu’écoute le jeune cousin scande habilement sa présence problématique. La séquence légère du tête-à-tête entre Ismaël et sa psychanalyste (Catherine Deneuve) est d’une drôlerie apaisante. Les séquences caricaturales du hold-up filmé nerveusement et de la scène d’hôpital lorgnant vers le fantastique lorsque son premier mari défunt apparaît à Nora me semblent moins heureuses.
Film à tiroir (de personnages, d’émotions contradictoires, de séquences autonomes et d’échelle de temps), Rois et reine privilégie les cuts secs et visibles : répétition d’une même scène avec le jump cut au moment où Nora annonce la mort de son père à sa sœur, coupures sèches confrontant les histoires parallèles d’Ismaël et de Nora. Ce système de montage favorise le rapprochement d’émotions et d’images contrastées. Arnaud Desplechin se méfie de la narration linéaire car elle risque de se complaire dans les apparences que les personnes/personnages souhaiteraient pouvoir conserver. Comme il refuse de nous livrer la psychologie des personnages, les actions du film ont valeur de portrait.
Ismaël, Arnaud Desplechin et Roger Bohbot (co-scénariste du film) sont les rois du film. Fou ou artistes démiurges, ils sont tout-puissants et peuvent créer leurs univers originaux. Mais le spectateur est incapable de croire à la relation passée de Nora et d’Ismaël – invisible à l’écran – car Arnaud Desplechin ne parvient pas à créer une Reine. Grisé par le jeu orgueilleux de la fiction et du montage, le cinéaste efface toute traces qui permettraient de faire de Nora une héroïne de cinéma de genre. Nora-Emmanuelle Devos, dont l’invulnérabilité la rapproche des héroïnes mythologiques, des films noirs ou à suspens, est vite oubliée. Son visage s’efface. Arnaud Desplechin a oublié que Zeus ne désirait aimer Léda qu’une fois.