Hasard du calendrier cannois, nous avons découvert quasi coup sur coup Un beau matin de Mia Hansen-Løve et Frère et sœur d’Arnaud Desplechin. Si les filmographies de ces deux cinéastes s’inscrivent dans le sillon d’un certain cinéma français littéraire et sentimental, et qu’ils accueillent ici ce grand acteur qu’est Melvil Poupaud, il existe une différence fondamentale entre leurs œuvres. Là où Hansen-Løve s’intéresse avant tout aux détails, en restant fidèle à une réalité quotidienne, quitte à passer par des dialogues apparemment sans importance, Desplechin interdit absolument à ses personnages de parler pour ne rien dire. Chaque réplique doit ausculter leur psyché – souvent au bord du gouffre – au point que l’on a parfois l’impression que tous les mots de Frère et sœur ont d’abord été prononcés dans le cabinet d’un psychiatre (métier d’ailleurs central dans le cinéma de Desplechin). Cela peut parfois devenir épuisant, voire ridicule, dans un film déjà intensément chargé de névroses, mais c’est aussi ce qui rend le cinéaste unique. Personne, à part lui, n’ose aller aussi loin dans l’introspection, si bien qu’on sort de Frère et sœur en s’inquiétant de l’état mental de son metteur en scène. De cette exploration des blessures desplechiniennes émane cependant une autre évidence : sans être un grand film, il s’agit de l’œuvre la plus accomplie de son auteur depuis Trois souvenirs de ma jeunesse (sommet secret et bouleversant).
La spécificité de Frère et sœur tient d’abord à son sujet : la haine. S’ouvrant sur une scène glaçante, le film acte d’emblée la détestation mutuelle de Louis et d’Alice (Marion Cotillard). La haine ne cesse ensuite de transiter de l’un à l’autre, en conservant sa part de mystère jusque dans le flashback pourtant supposé clarifier son origine. « Je crois que je te hais », dit Alice à Louis avec un sourire, et lui de simplement répondre : « D’accord. » La question de leur cohabitation dans le plan est longtemps repoussée au gré de trajectoires parallèles qui font état de leurs brisures. Ils gravitent tous deux autour de l’hôpital de Roubaix, où leurs parents sont en soins intensifs suite à un accident de voiture (scène impressionnante qui sert de deuxième ouverture au film), et ne s’y croisent qu’une seule fois. Dans un couloir mal éclairé, Alice n’aperçoit pas tout de suite Louis, assis sur une chaise, qui, lui, observe craintif l’arrivée de sa sœur. La tension monte à mesure qu’elle s’approche, jusqu’à ce que Louis n’en puisse plus et prenne la fuite, tandis qu’Alice s’effondre d’un seul bloc. Le gouffre entre eux est vertigineux au point qu’il contamine même les parents, séparés par le coma dans lequel se trouve la mère.
Frère et sœur, dans son tourbillon de règlements de compte familiaux et de deuils impossibles, est sans doute le film de Desplechin le plus hanté par The Dead, ultime film de John Huston, adapté de Joyce, sorti trois ans après la mort de Truffaut. Selon le très truffaldien Desplechin, le réalisateur des Deux Anglaises et le Continent aurait pu se réconcilier par ce film avec Huston, cinéaste conspué par les Cahiers jaunes. Ce qu’Alice joue sur scène est d’ailleurs précisément une adaptation dramatique de la nouvelle de Joyce. Vers la fin du film, la fausse neige qui recouvre Alice dans la pièce devient à l’extérieur du théâtre une fausse grêle de cinéma, artifice qui la fait se précipiter vers la confrontation tant attendue. Les plaies peuvent peut-être finalement se panser. Dommage que le film ne s’achève pas après leurs véritables retrouvailles dans un café, pour finalement renouer avec la veine plus lourde du cinéma de Desplechin. Rapport incestueux, énième menace de suicide, tourisme ethnologique en Afrique, les dernières scènes cherchent un peu trop à insuffler au film une ampleur narrative dont il n’avait pas besoin.