Nikolaj Arcel revient sur une page importante de l’histoire du Danemark, méconnue en dehors de ses frontières. Entre drame romantique et thriller politique, Royal Affair s’avère être une plongée intéressante dans les prémisses des bouillonnements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle. Malgré un filmage parfois maniéré, Royal Affair trouve un équilibre sensible entre élégance picturale et fluidité de la mise en scène, pour donner tout son écho contemporain à cet heritage film à la danoise.
En 1766, Caroline Mathilde de Hanovre quitte son Angleterre natale pour épouser le roi Christian VII du Danemark. Le jeune homme, extraverti et versatile, s’avère plus féru de jeu et de femmes charnues que de responsabilités politiques ou maritales. Comme doivent l’être les jeunes femmes de son milieu et de son époque, Caroline Mathilde est très instruite : elle s’emploie à s’adapter promptement à la culture et la langue danoises, à défaut de pouvoir lire les livres de philosophie contemporaine interdits au Danemark. Après avoir donné naissance à un héritier mâle, la jeune reine vit dans une solitude profonde et un dégoût prononcé pour un époux qui l’ignore totalement. Quand les ministres, inquiets de l’instabilité psychologique d’un roi inapte au pouvoir, lui adjoignent un médecin personnel, la routine du château est brutalement modifiée. L’Allemand Johann Friedrich Struensee, progressiste et humaniste, va s’avérer un choix dangereux pour la Cour, témoin amer de l’influence de cet homme charismatique sur son univers protégé et sur la nation entière. La complicité fusionnelle de Christian VII et Struensee donne une stature inédite au monarque, dont l’assurance nouvelle est alimentée par les idées prérévolutionnaires du médecin. D’abord excédée par la présence de cet être mystérieux et hautain, la Reine découvre en Struensee une personne instruite et sensuelle. Il lui fait découvrir Rousseau et Voltaire, en même temps que le bonheur d’influer sur les progrès politiques de son pays d’adoption. De leur relation amoureuse et intellectuelle, naîtront une fille et de nombreuses réformes inspirées des idées des Lumières. Mais la Cour mettra un terme brutal à une triangulaire amoureuse dont les conséquences demeurent historiques.
Si Nikolaj Arcel parvient à donner un naturel surprenant aux corps de ses acteurs enfermés dans leurs costumes d’époque, il s’essaie aussi à des effets sophistiqués pour rajeunir l’esthétique muséale du heritage film, prolongeant une pratique courante chez Joe Wright (dans Orgueil et préjugés et Reviens-moi en particulier). Le Britannique et le Danois cherchent tous deux à agencer mouvements d’appareil expressifs et effets de montage dynamiques pour signifier sur l’écran les émotions de leurs personnages et la pesanteur de leur environnement. Cela ne marche pas toujours dans Royal Affair, comme le révèle ce lourd et inattendu travelling compensé sur Struensee, en attente sur son sort après la révélation de son aventure avec Caroline. Cet effet, surprenant dans un film historique, nous permet de nous interroger sur l’impression d’anachronisme visuel suscité par une rhétorique cinématographique habituellement associée à des genres particuliers (thriller, polar, film d’action…). C’est le cas du travelling compensé, utilisé pour la première fois par Alfred Hitchcock dans Vertigo. Notre œil demeure gêné par certains effets formels lorsqu’ils sont employés hors du contexte générique qui les a vus naître… Le genre du heritage film (ou film patrimonial) confronte aujourd’hui les réalisateurs à des questionnements intéressants, dont les réponses restent encore à trouver : comment renouveler les usages de la syntaxe filmique pour mettre en scène un sujet historique sans encombrer le texte audiovisuel d’effets parasites pour la lisibilité dudit sujet ? Nikolaj Arcel a bien tenté d’y répondre, mais ses solutions sont parfois inconfortables pour le regard du spectateur.
Ces quelques gênes visuelles mises à part, Royal Affair demeure un objet captivant. Distingué au dernier festival de Berlin, ce film rend compte d’une période charnière dans l’histoire du Danemark d’après un scénario tricoté avec finesse. Intrigues de cour et enjeux politiques s’entremêlent sans plonger dans le mélodrame. Ainsi le film parvient avec grâce à montrer comment les relations passionnelles entre Caroline, Christian VII et Struensee, développées en huis clos dans les pièces froides du château, cristallisent la violence d’un milieu perclus par la manipulation. Le peuple, centre de l’attention des amants libéraux, demeure hors champ. L’essentiel du film se déroule dans l’immense palais, où les trois protagonistes sont physiquement et psychologiquement enfermés. Leurs trois destins s’avèrent presque tout aussi fatals. Même le roi cocu, prêt à pardonner son ami et mentor, subit les manœuvres fallacieuses d’une Cour méprisante et d’une reine mère avide de pouvoir. Prisonniers d’un système destructeur, les acteurs de cette affaire royale ne peuvent échapper à l’étau d’une monarchie où le clergé s’octroie encore tous les droits. Nikolaj Arcel développe ainsi un équilibre habile entre Caroline, Christian VII et Struensee, en montrant tout autant l’amitié sincère des deux hommes que l’amour fusionnel du médecin et de la reine. Il ne s’agit pas ici d’une banale histoire d’adultère et de trahison, mais d’une passion complexe où les sentiments circulent entre trois individus à l’influence conséquente.
Les pays nordiques sont souvent cités en exemple pour leurs modèles sociaux et politiques. Royal Affair contient en filigrane le projet de montrer l’ancienneté de cette réputation de précurseurs. Le vent de la révolution effleure les protagonistes dans un drame romantico-politique trente ans avant de souffler sur la France et l’Europe. Avec cette fresque entre émotion et réflexion, Nikolaj Arcel réussit l’opération délicate de réaliser un film sensible et édifiant sur des événements archiconnus des Danois, mais ignorés de tous les autres.