Matins de brume et soirées au clair de lune, robes de campagne en coton et robes de bal en soie, redingotes et chapeau claque, chevauchées dans la forêt et promenades pédestres dans la lande désolée, galanterie hypocrite et galante hypocrisie… Le film romantique britannique est devenu au fil du temps un genre cinématographique en soi, avec codes et clichés à la clé, pour la plupart tirés d’une littérature foisonnante et passionnante. D’E.M. Forster aux sœurs Brontë, en passant par William Thackeray, les écrivains de l’élégante Angleterre du XIXe siècle font depuis des années les délices du cinéma – pour le pire, mais aussi parfois pour le meilleur. Témoin cette exquise adaptation du roman de Jane Austen.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, au vu des très nombreuses adaptations déjà existantes, transposer l’œuvre de Jane Austen à l’écran est extrêmement risqué. Plusieurs cinéastes s’y sont déjà cassé les dents : Robert Z. Leonard en 1940 avec une fade version d’Orgueil et préjugés, Douglas McGrath en 1996 avec un Emma totalement raté, ou Gurinder Chadha, qui tenta en 2004 d’ »indianiser » Orgueil et préjugés (toujours lui) avec un mièvre Coup de foudre à Bollywood. La question qui sous-tend ces échecs n’est pas tant le respect ou non des œuvres, mais plutôt l’incompréhension de ce qui fait la richesse du style de Jane Austen : non pas l’histoire en elle-même, dont les principaux traits pourraient se résumer en deux phrases, mais la caractérisation et l’étude psychologique très poussée de chacun des personnages, toujours dessinés dans leur rapport précis avec un environnement et une position sociale.
De ce point de vue, Orgueil et préjugés, délicat portrait des conventions strictes et des non-dits d’une petite société campagnarde, fait office de chef-d’œuvre dans la bibliographie de miss Austen. Les préjugés, ce sont ceux de l’insouciante et jolie Elizabeth Bennet envers l’élégant mais hautain Fitzwilliam Darcy, dont le comportement méprisant l’insupporte. L’orgueil, c’est celui de ce même Darcy, qui tente de résister à la passion qui l’attire inexorablement vers Elizabeth, car la jeune femme est d’un rang social inférieur au sien… Sur cette trame en apparence simpliste se greffent d’autres intrigues secondaires, sources de malentendus et de rebondissements, qui progressivement vont enchaîner Elizabeth et Darcy l’un à l’autre et en faire l’un des couples les plus romantiques (dans l’acception littéraire du terme) de la culture anglaise.
Joe Wright, dont c’est le premier long métrage, relève donc un sérieux défi. Mais contrairement à ses prédécesseurs, le cinéaste a (semble-t-il) parfaitement compris qu’il ne s’agissait pas de raconter une histoire, mais de recréer une atmosphère, d’immerger le spectateur dans l’ambiance feutrée d’un salon anglais. Cette préoccupation se sent paradoxalement dans le point le plus faible du film : le casting. Keira Knightley incarne à la perfection une Elizabeth libre et délurée, naturellement séduisante. Mais son charisme est d’autant plus criant que ses partenaires sont falots, à commencer hélas par Matthew Macfadyen, qui fait du séducteur Darcy une timide victime du charme d’Elizabeth (un sacrilège !) au lieu d’utiliser sa beauté froide pour accentuer le prodigieux orgueil dont le personnage est pourvu.
Étrangement, ces fautes de casting ont peu d’incidence sur le film, tant Joe Wright s’est concentré sur la façon dont la mise en scène rendrait le mieux compte du style de Jane Austen. Le résultat est inégal : on s’agace de temps à autre des tics de l’élève appliqué, à la recherche du meilleur effet cinématographique, souvent associé à des flous ou ralentis anarchiques. Mais il est rassurant de sentir qu’aucune scène n’est prise à la légère, et que chacune est placée dans un contexte cinématographique (et non simplement scénaristique). Ce travail est particulièrement clair dans les nombreuses scènes de bal, dont chaque mouvement est chorégraphié, pour les conformer à un univers social où tout se dit avec un regard ou la pression d’une main. Les virevoltes de la caméra, et l’usage des effets tournoyants d’une valse ou d’une balançoire traduisent ainsi mieux qu’un dialogue les sentiments confus et le malaise d’Elizabeth face à l’amour passionné que lui voue un homme qu’elle croyait détester.
L’intelligence de ce petit film est de savoir secouer la fibre sentimentale en chacun de nous. Le flottement doucereux des mouvements d’une caméra très mobile, comme dans ce très joli travelling avant, au début du film, qui suit la progression d’Elizabeth dans la salle de bal, provoque ainsi une sensation agréable d’envoûtement, au point de laisser des impressions rêvées, où un gros plan sur le visage d’Elizabeth semble refléter celui de Darcy. Car la passion d’Elizabeth et de Darcy devient tellement palpable – notamment dans les deux très belles scènes d’amour, où Joe Wright flirte avec le cliché dans le but évident de séduire le spectateur – qu’il est des moments où les personnages semblent sortir de l’écran et vibrer avec nous. L’occasion de faire un tel compliment à un cinéaste est trop rare pour qu’on ne la saisisse pas.