Auteur du cultissime et générationnel Trainspotting, Danny Boyle ne surprend plus, ou presque (28 jours plus tard), depuis son exil malheureux dans la galaxie hollywoodienne. Consacré il y a quinze ans comme le cinéaste punk anglais, Boyle enchaîne depuis une décennie films moyens (Sunshine), médiocres (Millions) tout en plongeant dans le gouffre de ces réalisateurs condamnés à la compromission hollywoodienne. Séparé ici de son producteur et scénariste attitré mais surtout du talentueux romancier Alex Garland, le cinéaste vient de réaliser avec Slumdog Millionaire ce qui constitue sans doute son film le plus navrant et impersonnel.
Film qui renoue avec le thème de prédilection du cinéaste (l’argent et ses conséquences irrémédiables), Slumdog Millionaire retrace la destinée d’un jeune orphelin indien qui s’apprête à remporter le jeu « Qui veut gagner des millions ?» Né dans les faubourgs désœuvrés de la ville de Bombay, Jamal a toute sa vie durant subi le poids de sa condition et d’une destinée faite de déshérence. Condamné depuis son enfance à vivoter avec son grand frère au cœur d’un monde âpre et corrompu, Jamal a traversé les pires mésaventures avant d’atterrir (et d’être porté par une liesse populaire) sur le siège du fameux jeu télévisé. À la question de savoir si ce parcours de déshérité est le cheminement par lequel Jamal devait passer afin de remporter la mise, c’est tout le dispositif en flash-back du film qui semble vouloir y répondre. À l’aube de prononcer le dernier mot qui le consacrera millionnaire, Jamal est alors interrogé par une police suspicieuse afin d’expliquer comment son existence répond d’elle-même aux questions posées durant le jeu télévisé.
Basé sur un recueil de nouvelles qui relate le parcours de différents personnages dans l’Inde contemporaine, Slumdog Millionaire s’ouvre sur une plongée assez impressionnante dans les ruelles étroites de Dharavi, plus grand bidonville indien. Le jeune Jamal et son frère Salim se font pourchasser sur le mode burlesque par deux ventrus policiers au cœur des quartiers déshérités de la ville. Le filmage de la course-poursuite fortement inspiré par celui de La Cité de Dieu invite alors sur une rythmique effrénée à pénétrer de plain pied au sein du ghetto. Le mobile qui saisit la promiscuité avec les laissés pour compte d’une société en profond bouleversement, improvise un tracé qui a le don de nous faire découvrir une géographie aucunement fantasmée. On navigue alors à l’intérieur de la zone périphérique la plus animée de la métropole ainsi que dans l’anse fascinante de Mahim, traversée par ce gigantesque et incongru pipeline. Le premier titre d’une bande son aux sonorités « électro-indianisantes » impulse à cette plongée une dynamique aveugle et puissante. Or, on constatera plus tard que l’inaugurale percée dans les faubourgs sera le clou d’un spectacle qui répétera à l’excès le procédé rythmique et ces infrabasses meurtrières (voir le titre de l’Anglaise M.I.A. utilisé malheureusement à deux reprises). Les deux bambins qui ont impulsés la poursuite échapperont finalement aux matraques et seront secourus par leur mère avant que celle-ci ne se fasse lyncher (à coups de bâtons par une horde d’extrémistes) devant leurs yeux hébétés.
Danny Boyle construit ainsi toute la dramaturgie du film autour de ces situations où le regard innocent de Jamal est confronté de plein fouet à la cruauté du monde. Le creuset empathique du film qui accumule les accès de violence vu par le regard naïf de l’enfant joue totalement en défaveur de la fiction. De même l’entreprise qu’est de faire reposer un film sur les épaules de ces jeunes pousses précipite Slumdog Millionaire dans l’un de ses nombreux travers. Même à l’âge adulte, le personnage de Jamal qui, dans le film est interprété par trois acteurs différents, laisse pantois lorsqu’il exhibe cette expression ahurie comme pour signifier d’un peu trop près son manque d’éducation. Aussi, il faudrait se pencher sur la cas de ces trois personnages de brutes qui abusent à des fins cupides les enfants abandonnés afin de se demander : pourquoi forment-ils cette tribu qui arbore de menaçantes et archétypales expressions ? Comment Danny Boyle en est-il arrivé à s’abaisser à ce genre de visions où la fiction s’emballe sans dérision aucune dans un manichéisme lourd de sens ?
Mais le pire travers dans lequel chute la fiction de Danny Boyle tient à sa construction même qui, reposant sur l’entrelacs de différentes temporalités, dévoile de profondes défaillances scénaristiques. Ainsi, les questions posées à Jamal par le ridicule présentateur (interprété par l’acteur Anil Kapoor en référence directe à la légende de Bollywood, Amitabh Bachchan) qui, censées appeler une immersion dans le passé traumatique du protagoniste, décrédibilisent toute forme de suspense. Le dispositif affiche alors sous nos yeux les ficelles mal dégrossies d’une structure supposée tisser le temps du jeu télévisé au passé malchanceux du jeune homme. Des questions sur l’inventeur du premier revolver à l’effigie d’un président sur le dollar américain, les parallèles entrepris restent la plupart du temps en travers la gorge. Le film se déleste même en son milieu de ces embranchements temporels pour laisser s’écouler en roue libre le parcours initiatique de l’enfant. L’échec de cette architecture du suspense voudrait alors se déplacer par la suite vers cette romance entre Jamal et la belle Latika, mais on dérape tellement dans le Bollywood shakespearien à tendance mielleux que c’en est presque scandaleux…
Finalement, on se rend compte que c’est bel et bien le contenu même de la fiction qui fait défaut et s’écrouler le film. De l’interprétation limite des acteurs à cette vision stéréotypée du monde qui parcourt tout le film, l’histoire succombe à une dramaturgie pâteuse et inoffensive. Et au-delà de la stylisation à outrance de la palette chromatique indienne et ces obliques contractées à répétition, il semblerait que le cadre (à entendre le fond) aurait pu offrir une réflexion davantage poussée sur les bouleversements géographiques du pays. Mais là encore on invite trop rapidement le spectateur en visite touristique au Taj Mahal comme pour éviter qu’il perdre trop vite pied. Un peu à la manière des sublimes îles thaïlandaises filmées dans La Plage, Danny Boyle et son équipe s’égarent en exportant une trame « occidentalisée » qui n’invite pas le regard à se fondre dans la véritable réalité indienne. Ce serait d’ailleurs la principale critique faite à l’endroit de Wes Anderson pour son À bord du Darjeeling Limited mais ce brillant cinéaste s’est toujours retranché dans sa bulle ouatée et n’a jamais vraiment, dans ses précédentes œuvres, filmé sa ville de New York. Quant à Danny Boyle, on est en droit de se demander s’il ne demeurera pas le cinéaste à jamais dans l’ombre de cette radiographie punk des enfants du thatchérisme portés par le cynisme d’un « No Future » incomparable.