À Hollywood, tout peut arriver — même un roman de l’auteur français de best-sellers intimistes Didier Van Cauwelaert sur le bureau du producteur vétéran (et inégal) Joel Silver, pour y être transformé en thriller paranoïaque raisonnablement physique. Le résultat, il faut bien l’avouer, ne manque pas de sel. Pour y goûter, cependant, il faut commencer par passer outre la promotion racoleuse propre à dénaturer l’intérêt de l’objet : une affiche montrant un Liam Neeson raide comme la justice et pistolet au poing (alors qu’à aucun moment du film il n’a l’occasion de tenir une arme à feu), proposition appuyée par cette accroche nourrie aux raccourcis aussi faciles que peu flatteurs « Taken rencontre Jason Bourne ». En cherchant une inspiration plus adéquate à ce thriller, on se dirigera plus sûrement vers l’épisode pilote d’une série télé courte et regrettée des années 1990, L’Homme de nulle part, elle-même étant le développement feuilletonnesque de prémisses qui n’auraient pas détonné dans La Quatrième Dimension. Soit la mésaventure d’un quidam (Neeson, donc) qui, passé une ellipse inopinée (ici un accident de voiture), se voit brutalement nier sa propre identité de professionnel respecté et d’époux modèle qui lui était encore assurée à la séquence précédente, tous ceux qui l’ont un jour côtoyé — sa femme incluse — faisant mine de ne le connaître ni d’Ève ni d’Adam. À ceci près que dans l’épisode, le personnage se voit comme rayé de la liste des vivants, comme si son nom même était une invention ; tandis que dans le film, il se trouve rejeté de sa propre réalité, sa place y ayant été semble-t-il usurpée par un autre « lui » même pas ressemblant (Aidan Quinn).
Cet afflux de réminiscences — réelles ou fantasmées — dans l’héritage de ce film de genre, auquel il faut ajouter le cadre d’une Berlin hantée par les fantômes des films d’espionnage des années 1960 – 70, participe à ce qui rapproche Sans identité d’une série B de luxe : à la fois dans ce qu’elle a de dérivé, dans ses raccourcis de vraisemblance et dans la façon qu’elle a de trouver malgré tout une incarnation, des fragments de vérité, voire une alternative à ses conventions. On voit bien çà et là les calculs commerciaux un peu faciles, notamment dans le choix et la direction des acteurs appelant à des accroches comme celle citée plus haut. Neeson, même sans dégainer, n’en appelle pas moins à l’image familière du quinquagénaire prêt à faire le coup de poing pour retrouver la normalité. Et même l’apparition de Frank Langella rappelle fortement le rôle d’homme de l’ombre qu’il tenait dans un film de genre encore plus proche de La Quatrième Dimension, The Box de Richard Kelly. Mais contre toute attente, si tributaire qu’elle se montre d’une cinématographie plus ou moins récente, Sans identité atteint, si on ose dire, une identité : une incarnation propre au-delà de ses références, les fondant en une machine à suspense certes efficace, mais qui touche d’autant plus qu’elle laisse entrevoir une vraie conscience — certes d’artisan — entre les lignes de ses formules.
Regards perdus
Sans identité maintient un équilibre assez remarquable entre action physique, interrogations explicites et doutes plus abstraits. Le scénario prépare le terrain, transformant au fil de ses rebondissements la quête trompeusement classique et conservatrice du héros (retrouver identité, femme et foyer) en un parcours moins balisé à la destination incertaine (que cherche-t-il, au juste ?). Mais le mérite en revient aussi à une certaine aisance de la mise en scène à conjuguer exigence de rythme et instants de flottements propices au doute, à superposer l’évident et le suggestif. De l’Espagnol Jaume Collet-Serra, un des derniers poulains en date de Joel Silver, on connaît le relatif talent de plasticien et la familiarité avec les formules des films bis (La Maison de cire, Esther). Ici, il continue de jouer par endroits sur le terrain du bis qui tache un peu, ici titillant une vision fantastique (Neeson et son « double » Quinn parlant comme deux incarnations d’un même être), là ne résistant pas au plaisir pervers de faire exploser une figure iconique au cours d’un plan assez « hénaurme ». Mais à côté de cela, le même cinéaste fait montre d’une sensibilité inattendue en s’attardant discrètement sur le doute qui habite et entoure le héros, doute sur lui-même, sa santé mentale et son environnement. Sa caméra s’attarde sur les regards de Neeson perdus dans le vague, scrutant l’espace à la recherche de quelque chose connu de lui seul, réel ou non, laissant ouverte la question de savoir s’il vit dans l’illusion depuis le début ou s’il est en passe d’y basculer. L’abondance des reflets (sur les miroirs, les murs, les vitres de voitures) multiplie autour de lui les reproductions distordues, y compris celles du décor urbain ; et en ajoutant à cela l’usage pourtant rabâché — et réprouvé par Hitchcock — des flash-backs douteux, on en vient au bout d’un moment à se demander si le personnage ne serait pas un simulacre errant au sein d’un grand mirage. Mirage qui ne cesserait tout à fait que pour dévoiler le réel de dévastation de l’avant-dernier plan. Certes, l’artisanat de Collet-Serra reste principalement celui d’un faiseur, mais d’un faiseur un peu plus concerné par son sujet et ses personnages que, disons, la grammaire tape-à-l’œil mais sans âme d’un Pierre Morel (Taken, reparlons-en). C’est toujours bon à prendre.