On peut difficilement en vouloir à messieurs Edward Cole (Jack Nicholson) et Carter Chambers (Morgan Freeman) de vouloir se sentir vivants une dernière fois, avant de laisser un cancer dévorer ce qu’il leur reste d’existence. Hélas, messieurs Cole et Chambers ne peuvent se sentir véritablement vivants (et nous non plus, hélas), car la vie est absente de leurs personnages au rance goût de clichés. Et le miel de leurs derniers instants a une vilaine saveur de morale idiote et de bons sentiments hollywoodiens benêts.
Sans plus attendre, c’est une histoire comme il en arrive tous les jours. Puisqu’on vous le dit. Edward Cole est un cynique endurci, homme d’affaires au cœur de même qui dirige d’une main elle aussi métallique un empire d’hôpitaux qui sont des « hôpitaux, pas des maisons de cure ». Il est riche à millions, snob, arrogant, et blanc. Carter Chambers est un gentil père de famille, mari aimant, mécanicien parce qu’il a décidé, jeune, de laisser tomber la carrière professorale pour nourrir deux bouches avec le premier boulot venu. Il est très cultivé (c’est un prof d’histoire, après tout, et un pro du Jéopardy), ouvert, souriant, tire souvent le diable par la queue en fin de mois, et noir. Tout oppose nos deux protagonistes (c’est plus facile à comprendre), excepté une chose : ils ont tout les deux un cancer, dont ils vont bientôt mourir. Mis en présence dans une chambre d’hôpital par la maladie, ils finissent par sympathiser, et décider de partir l’un et l’autre pour vivre un peu plus fort, avant de mourir.
Et que décident-ils de faire, avant de mourir, donc ? « Et si on faisait plein de voyages dans des destinations super photogéniques et qu’on se livrait à des sports extrêmes très spectaculaires et efficaces à l’écran ?», se disent nos deux mourants. Enfin, peu s’en faut, mais c’est donc une chance pour Rob Reiner, un temps réalisateur des mignons et tendres The Princess Bride, Stand by Me, Quand Harry rencontre Sally…, et depuis réalisateur de sommets de nullité tels que La rumeur court…, que d’avoir ces complaisants héros à mettre en scène dans son conte au budget pyramidal (45 millions).
Sans plus attendre est découpé en trois parties très nettes. Premièrement, nos deux héros-que-tout-oppose se rencontrent et font ami-ami dans une chambre d’hôpital (ce qui épargne le budget, hors la notoriété des acteurs). Secondement, ils partent courir le monde : courses de voitures, sauts en parachute, visite des plus beaux pays du monde (avec le passage en France béret-Méditerranée-pétanque-2CV et Milord de Piaf – ce qui prouve qu’Hollywood a évolué depuis le monstrueux Une grande année et Moi, Lolita). Là, évidemment, le budget est un peu écorné, mais Reiner est un malin. Par exemple, nos héros visitent le Taj Mahal : commençons par le Taj Mahal vu de loin (avec toujours l’équivalent local du béret-2CV-litron de rouge) probablement tiré d’une production National Geographic, puis, astuce, filons sur une reconstitution en studio des cénotaphes de Shah Jahan et de Mumtaz Mahal visités par nos globe-trotters, et le tour est joué. Mais à présent, fini de rire : la troisième étape attend nos héros. Ce troisième acte ne surprendra personne par sa prévisibilité moraliste et passablement lacrymale – passons.
La mort, pour Reiner et pour son scénariste Justin Zackham (qui a écrit son script en deux semaines, un exploit que nous lui conseillons de ne pas réitérer si c’est pour faire ça) est avant tout affaire de pognon, devant comme derrière la caméra. Parce que les joyeuses pérégrinations de nos héros n’auraient évidemment pas pu avoir lieu si l’un des deux n’était pas un multimillionnaire – et parce que le film tient avant tout sur la performance, impeccable mais parfaitement prévisible, des deux Morgan Freeman et Jack Nicholson. Douter de soi ? Avoir peur ? Pourquoi donc ? Le bonheur, nous dit Reiner, c’est simple comme un coup de carte bleue. À quoi bon creuser ses personnages ? À quoi bon s’interroger réellement sur leur rapport à leur prochaine disparition ? Mourir riche, finalement, c’est comme vivre riche : on fait tout ce que l’on veut, sans rendre de comptes à personne. Et certainement, filmer riche, c’est manifestement mourir artistiquement, monsieur Reiner : votre dernier film n’est rien de plus qu’un catalogue complaisant d’anecdotes obscènes dans leur moralité, qui nient toute forme de récit autre qu’une accumulation de morceaux de bravoure pour deux stars éminemment bankable.
Isabel Coixet, dans son bien plus discret, fin, subtil et touchant Ma vie sans moi, filmait une Sarah Polley perdue devant l’annonce de sa mort prochaine, et qui décidait, sans parler de son état à ses proches, de se faire sa propre « liste avant de casser sa pipe » (ainsi que pourrait se traduire le titre original du film de Reiner, The Bucket List). Et le film de Coixet, avec pudeur, de citer un autre récit, littéraire celui-là, à la thématique proche dans son film, Qui va là ? de John Berger. Combien on regrette la délicatesse et la fragilité de ces deux œuvres à la vision de cette obscénité qu’est Sans plus attendre – car, sous couvert de morale sauve et de film ultrafriqué, le film de Reiner est bien plus misérabiliste que celui de Coixet. Chambers et Cole ne profitent pas une dernière fois de la vie, ils sont les icônes d’une civilisation sans courage qui choisit la fuite en avant, loin des responsabilités. L’impensable dignité des personnages de Sarah Polley et de l’héroïne de Qui va là ? enterre définitivement les exubérants cabotinages de Freeman et Nicholson ; l’humilité et la sensibilité de Coixet renvoie Reiner au rang de faiseur sans âme – ce qui attristera tous les amoureux de The Princess Bride.