Le fait que l’animatrice super-star Oprah Winfrey, qui coproduit Selma, s’y est réservé un rôle secondaire mais emblématique (celui d’Annie Lee Cooper, essentiellement restée dans l’histoire pour avoir cogné un shérif) donne un bon indice de la menace qui pèse sur le film de crouler sous son cachet de prestige. Il faut dire que les événements réels dont il reconstitue les circonstances sont de taille : les marches organisées en 1965 dans l’État de l’Alabama, de la ville de Selma à la capitale Montgomery, pour appeler à l’application effective du droit de vote des Noirs (pourtant inscrit dans la Constitution depuis le siècle précédent) dans les États du Sud, enfonçant le clou dans le cercueil de la ségrégation raciale de droit. La narration des faits est, sans surprise, surtout l’opportunité d’évoquer leurs acteurs les plus prestigieux, à commencer par le meneur le plus réputé des marches, le pasteur Martin Luther King Jr fraîchement auréolé de son « I have a dream » et d’un prix Nobel de la Paix. Sans surprise non plus, la fiabilité historique d’un tel film, quoique visiblement consciencieuse ici, reste à prendre avec des pincettes, venant d’un cinéma hollywoodien où l’on ne laisse « jamais les faits se mettre en travers d’une bonne histoire ». Quand on sait que pour Selma, les discours de King ont dû être récrits pour contourner les droits d’auteur établis sur les originaux, on ne perd pas de vue qu’à Hollywood, le storytelling triomphe toujours.
Léger sur la légende
Et pourquoi pas ? Cela fait longtemps que, connaissant cet adage, à travers ce storytelling on cherche moins le respect scrupuleux des faits qu’une vision du monde projetée à travers la légende. Ainsi le portrait semi-imaginaire d’Abraham Lincoln par John Ford dans Vers sa destinée restera-t-il plus honnête et précieux pour le regard que celui, bien documenté mais schématique, qui réduit le même personnage à une silhouette messianique, caution d’une basse distribution des rôles, dans le film de Steven Spielberg. Or, c’est d’abord sur ce plan de l’érection des faits en légende que Selma se montre singulièrement paresseux et lacunaire. Selon la bonne vieille recette en vigueur, il cherche à personnifier les événements à travers leurs figures emblématiques. L’ennui est que celles-ci restent terriblement superficielles, appelées à n’offrir de leur implication dans l’histoire qu’une vision hiératique et lisse, aggravée pour certaines d’entre elles par une interprétation toute en gimmicks plus agaçants qu’évocateurs (mention spéciale à Tim Roth, noyé dans son épaisse imitation d’accent sudiste). Martin Luther King, en particulier, ne semble devoir se distinguer que par son verbe (les discours sont indéniablement efficaces et bien écrits) et par le léger supplément de charisme que son prestige lui confère ; mais on ne verra en lui aucune aspérité, rien qui éclaire son attitude de champion des droits civiques sous une lumière autre que celle des idées reçues, rien qui révèle un peu de l’homme derrière le leader et l’intellectuel — tout au plus apprendra-t-on, au cours d’une scène aussi pesante qu’inutile, qu’il a peut-être trompé sa femme…
Prérogatives présidentielles
À tel point que le seul personnage à peu près intrigant, dont les aspérités le rendent intéressant comme individu, se trouve être le vis-à-vis de King, dans des scènes de tractation qui contribuent pour beaucoup au sel de Selma : le président Lyndon B. Johnson. Le constat ne manque pas d’ironie, quand on sait que l’une des premières controverses suscitées par le film aux États-Unis concerne précisément la représentation de cette personnalité politique. Tandis que beaucoup le tiennent pour un allié objectif sinon déclaré de King et un partisan de la défense des droits civiques (puisqu’il signa le Voting Rights Act de 1965, qui fit sauter les derniers obstacles légaux au vote des Noirs en vigueur dans les États du Sud), le film n’hésite pas à griser son portrait pour en faire un politicien pas si angélique, calculateur, réticent à céder du terrain, voire qui aurait commandité lui-même la surveillance de King par le FBI. Encore une histoire de storytelling, finalement, d’un côté comme de l’autre, mais il est certain qu’un tel portrait reste crédible et éclairant sur la part politique de ce pas en avant de la société américaine, au-delà de la légende lénifiante que les esprits en ont gardée. L’intérêt que le personnage suscite ne dure hélas que jusqu’à une sortie expéditive où, peut-être trop conscient de son importance, le film envoie valser son ambiguïté en lui donnant le dernier mot de la lutte des manifestants de Selma, à l’issue d’un entretien bien viril avec le gouverneur récalcitrant de l’Alabama (« Are you trying to fuck over your president ?»).
Le prix du sang
Ce choix de sortie de scène pour le président Johnson ne fait pas que décevoir : il laisse songeur quant à la vision entretenue par le film sur l’impact des marches de Selma. Après avoir commencé par suggérer que les événements d’Alabama mettaient la pression sur le pouvoir fédéral, voilà qu’il redore le blason de celui-ci en lui laissant l’initiative de l’acte décisif. C’est comme si, au dernier moment, on avait décidé que ces marches ne valaient que pour elles-mêmes, pour le symbole et le retentissement. À moins que ce ne soit pour leur côté sacrificiel, le film mettant opportunément l’accent sur la nécessité pour les manifestants de prendre des coups. Une scène où Martin Luther King dévoile un peu de sa stratégie à des camarades de lutte en désaccord n’est pas anodine : ayant établi que le shérif du comté, Jim Clark, est un excité de la matraque qui n’entend rien à la discrétion, il compte sur le retentissement médiatique de la violence de la répression. Annonce qui, suivant la mécanique évidente du scénario, mène tout droit à la journée emblématique du 7 mars appelée aujourd’hui « Bloody Sunday », où la première tentative de marche est réprimée par des policiers montés, dans le sang et les fumigènes, et surtout sous l’objectif des caméras dont les images choqueront l’ensemble du public américain.
Il y a une certaine gêne à voir cette reconstitution d’incident violent historique ainsi soigneusement préparée, préétablie par le scénario comme un élément de programme. Le film laisse affleurer l’idée que la lutte pour les droits civiques n’a pu avancer que « grâce » aux victimes dans ses rangs, par extension dans le rang des opprimés (les actions les plus décisives ont pratiquement toujours lieu en réaction à ces victimes). Ou plus dérangeant : si on considère les élans esthétiques pesants dont la mise en scène fait preuve à chaque fois qu’une de ces victimes tombe (que ce soit celles du Bloody Sunday, des fillettes noires tuées dans un attentat à la bombe ou un pasteur blanc sympathisant des marches assassiné), on n’est pas loin de penser que sous le prétexte de célébrer la lutte non-violente, le film se repaîtrait du spectacle des victimes de violences. Le cinéma hollywoodien a certes livré des choses bien plus contestables sur l’histoire des droits civiques, comme Lincoln ou La Couleur des sentiments ; mais on ne peut que constater de nouveau, ici comme ailleurs, par les faits ou par la légende, ses difficultés à braquer sur ce sujet un regard clair et sans équivoque.