C’est un projet de longue date que Steven Spielberg vient d’achever et qui lui permet de mettre en scène un personnage historique qui lui tient particulièrement à cœur, et pas des moindres : Abraham Lincoln. En s’attardant sur les derniers jours de la vie du plus célèbre Président américain, Spielberg relate l’un des événements les plus déterminants de l’histoire de son pays. Mais décidément plus sympathique quand il opère dans le domaine de la bande-dessinée ou de la SF que dans les bouquins d’histoire, le réalisateur d’E.T. cache derrière les apparats d’un classicisme soigné une posture franchement déplaisante.
Humain après tout
Si le cinéma classique a fortement contribué à établir le Mythe américain, c’est dorénavant avec le cinéma académique que celui-ci se met à jour. Logique, l’académisme est le retour post-moderne aux formes classiques. Steven Spielberg, qui est par excellence le cinéaste de la bonne conscience démocrate, celle qui prône un libéralisme plus doux et des inégalités moins prononcées, ou du moins moins visibles, celle qui tente de s’élever sans se mouiller, est le réalisateur idéal pour réactualiser le mythe Lincoln à l’ère Obama. Lincoln pourrait être l’exacte suite d’Amistad (1997), qui relatait un cas juridique épineux de l’histoire des États-Unis à propos d’une cargaison d’esclaves africains échouée sur le pays et dont on ne savait pas trop s’il fallait les rendre à leur propriétaire espagnol ou les libérer. Ce qui mena à un procès qui posa les prémisses de ce qui deviendrait plus tard la guerre de Sécession. Avec son dernier film, Spielberg s’attarde maintenant sur les événements qui ont conduit à la fin de cette même guerre, quand le vénérable Abraham Lincoln, fraîchement réélu à la présidence de son pays peu avant la fin de sa vie, imposa via moult stratagèmes politiques que soit voté le 13e amendement qui allait mettre fin à l’esclavagisme, tout en tentant de maintenir l’Union. Pas fastoche.
Amistad fut un bide et seize ans plus tard, avec une filmographie qui a troqué sa naïveté candide contre une noirceur concernée au cours des années 2000, Spielberg ne commet pas la même erreur de plonger son film dans un pathos lénifiant et une rhétorique sur-signifiante. Il n’a pas vraiment évolué depuis ses premiers films mais il a gagné en habileté, il sait mieux brouiller les pistes et cacher son (manque de) jeu. C’est un bon bluffeur, capable de donner des allures de cinéma émérite à un téléfilm à Oscars en usant d’artifices savants. Lincoln n’est que ça. La vision lucide de l’auteur sur son « héros », l’homme derrière le mythe, ses failles, ses doutes, human after all, passent par l’équilibre entre l’image iconique du célèbre Président Américain (de la silhouette filiforme à la force tranquille du vieux sage) et tout ce qui pourrait le rendre communément mortel comme le montrer en chaussettes, recroquevillé avec son fils cadet sur le dos ou giflant son aîné, se disputer avec sa femme, se faire imposer de porter des gants par son domestique, etc. L’aspect pas facile d’accès de l’intrigue, la maturité du sujet et de son traitement, sa densité, se font en ne lésinant pas sur la complexité des manigances politiques, dialogues pointus à l’appui, à grand coup de tractations entre parlementaires Républicains et Démocrates, de semi-corruptions, d’entorses aux systèmes, de désamorçages juridiques, d’intimidations en coulisses, etc. La conscience qu’une page fondamentale de l’Histoire s’écrit sous nos yeux, la pédagogie éducative et la crédibilité s’élaborent en tissant le récit dans les grandes lignes de l’Histoire, en y insérant quelques plans sauvages de la guerre de Sécession et en introduisant des figures historiques comme les généraux Grant et Lee ou le fascinant Thaddeus Stevens (excellent Tommy Lee Jones, seul personnage qui existe un peu dans le film), déambulant tous dans une reconstitution soignée et réaliste. Le retrait du réalisateur sur son objet, sa rigueur formelle sont soutenus par un filmage plutôt sobre mais sophistiqué. Le film sera loué pour cela, pour cette façon d’apposer les signes du grand cinéma modeste et intelligent.
Pourtant Lincoln, à bien y regarder, ne tourne autour que d’un propos, n’a qu’une visée : le bien-fondé du combat contre l’esclavagisme, et par extension contre le racisme et la discrimination, bref pour l’égalité et la liberté. Ce qu’on y claironne du début à la fin, c’est l’obstination d’un homme qui ne pouvait concevoir que son pays repose sur un système d’oppression et d’inégalité et qu’il était prêt, lui, à abolir cette injustice-là coûte que coûte, quitte à faire quelques entorses au système, quitte à contourner légèrement la démocratie, quitte à compromettre la paix avec le Sud, la fin justifiant les moyens que diable ! Lincoln, grand défenseur de la cause raciale et de l’égalité des droits : « The legend has been printed ». Pourquoi pas ? Mais il faut admettre qu’une telle baudruche de vertu progressiste a du mal à passer. Le problème n’est pas tant de croire à ce supposé esprit large et en avance sur son temps, mais la manière dont Spielberg se positionne par rapport à lui, dont il y adhère, dont il en fait sa propre cause, l’étendard de sa manifeste supériorité intellectuelle. Il faut voir par exemple son regard bourré de mépris porté sur les adversaires de Lincoln, les sudistes, les esclavagistes, les racistes, traités ici avec le dédain condescendant de ceux qui se drapent de leur noble conviction. D’eux, nous ne verrons que leur malaise dès que les Noirs sont évoqués ou dès qu’il y en a un dans les environs, nous n’entendrons de leur bouche que leur discours mesquin ou leur ricanement dès qu’est évoquée une possible égalité raciale. Dans une scène assez dégoûtante où Lincoln parle de sa volonté d’abolir l’esclavage à un couple de paysans, ces derniers ne cachent pas leur embarras et leur incompréhension devant une idée si absurde à leurs yeux. Lincoln leur tourne le dos et conserve un petit sourire en coin tandis que son secrétaire d’État lui murmure : « le peuple ! » Malgré toute sa complexité affichée, sa volonté officielle d’authenticité, Lincoln ramène la lutte contre le racisme à ce qu’elle est aujourd’hui : une cause entendue et quelque peu obsolète dont les quelques ploucs résistants sont les cibles molles, insignifiantes et évidentes des belles âmes modernistes, leur défouloir idéologique. Il y a alors quelque chose d’un peu torve dans la démarche de Spielberg, et qui va bien au-delà de la simple (et assez inoffensive) propagande américaine. Diaboliser fièrement le racisme en mimant la révolte à l’heure où un Noir est à la Maison Blanche, c’est une manière de recycler un long combat (auquel on n’a pas participé) pour en faire la caution de notre bonne conscience. C’est un moyen de gagner sur tous les tableaux puisque personne ne peut décemment ne pas lui donner raison et refuser de participer à une si généreuse auto-célébration.
Humain avant tout
Un autre cinéaste nous revient alors en mémoire. Il a été beaucoup question de John Ford à propos du précédent film de Steven Spielberg, le quand même bien boiteux Cheval de guerre, sans doute parce que le film reprenait le motif publicitaire fordien à base de famille humble, d’honneur patriotique et d’attachement à la terre pour colorer son récit. C’est pourtant dans Lincoln que survient violemment le spectre de Ford, pas en tant que référence mais comme retour du refoulé. Ford s’est intéressé aussi à Lincoln, par deux fois : dans le sublime Vers sa destinée (Young Mr Lincoln, 1939), et le déroutant Je n’ai pas tué Lincoln (The Prisoner of Shark Island, 1936). Dans ce dernier, qui met la véracité factuelle de côté en racontant comment un homme a été accusé à tort de complicité dans le meurtre du Président, Ford porte un regard sans illusion sur les nordistes, très loin de toute idéalisation, et cherche l’individu derrière le sudiste esclavagiste. En outre, il dresse un portrait pour le moins assez cru et propre à leur condition d’anciens esclaves des Noirs de l’époque, plutôt naïfs, sans éducation, serviles et qui pouvaient même témoigner une certaine empathie vis-à-vis de leurs maîtres. Cette vision déstabilisante, qui reflète notamment l’indulgence qui régnait à l’époque vis-à-vis des sudistes et la nostalgie glauque qu’ils inspiraient, Ford la surmonte en n’y prêtant finalement peu d’attention : qu’importe le cadre (ici un Sud post-Guerre de Sécession plutôt enjolivé), c’est à la cause, une cause intime et non une « grande » cause, que Ford s’identifie (le combat d’un innocent, quel qu’il soit, pour conserver sa dignité face à système qui tente de le broyer), c’est ce qui rend sa « ligne d’horizon » amovible.
Voilà pourquoi les ambiguïtés de son film passent étonnement mieux que la complaisance affectée de celui de Spielberg, comme durant la scène du fameux vote pour leur émancipation auquel des Noirs sont venus assister, le regard dur et la bouche toute serrée de dignité factice, attendant solennellement que les valeureux Blancs votent pour la libération des leurs, gravement silencieux dans l’expectative de pouvoir affirmer haut et fort qu’eux aussi, bon sang, ont le droit d’être libre. Spielberg ne s’identifie pas plus à eux qu’il ne s’identifie aux sudistes (il ne se reconnaît que dans la figure du vénéré Blanc haut placé) – l’altérité chez lui ne fonctionnant que quand elle est extra-humaine –, les réduisant ici à l’état de gage moral, les calant à jamais dans l’imagerie du quota[1]. Le cinéma est dorénavant pris dans le piège du revers pervers de la société progressiste pour laquelle on a – à raison – combattu, coincé entre les signes (et les signes seulement) de l’antiracisme et la pression de ce que l’on appelle étrangement le « politiquement correct » (mais dont le contenu est voué à changer perpétuellement). Il doit aligner tout le monde sur le même rang, leur distribuer les mêmes codes de représentation, devenir unilatéral. Il est contraint d’imprimer la légende, et se permet de moins en moins d’en montrer le revers.
Ford aussi a contribué à bâtir le mythe américain mais en le ramenant à sa dimension humaine. S’il s’est identifié à Lincoln dans Vers sa destinée, c’est pour faire exister le personnage sentimentalement, montrer qu’il s’est battu non pas pour imposer un noble dessein mais pour préserver ce qui était précieux à ses yeux et qui lui a toujours fait défaut, comme l’amour d’une mère. Il ne se confond pas avec son aura, il ne tente pas mesquinement de s’élever à son niveau mais le ramène au nôtre. Human above all. Le cinéma de Spielberg ne fait pas exister des personnages, il anime des panoplies comme Tintin ou Indiana Jones, auxquelles on s’identifie facilement, à la manière d’un gamin qui enfile le costume de Zorro. Mais ses astuces pour faire de la panoplie Lincoln (le haut-de-forme, la silhouette filiforme, la barbe hirsute) un humain en font plutôt un humanoïde, à commencer par le jeu tout en compositions mécaniques et mimiques pré-calculées de Daniel Day-Lewis, performer surdoué mais acteur totalement dénué d’âme. Parce que Spielberg n’a d’affinité qu’avec les êtres virtuels ou les animaux, il ne peut faire de Lincoln qu’un mythe à visage humain, un E.T. body-snatcher qui joue la faillibilité sur le plan émotionnel pour mieux éclater de toute sa raison éthique, un surhomme humble et réconciliateur qui sait mieux que quiconque ce qui est bien pour les autres, animé par le plus révoltant et anti-cinématographique des sentiments : la bienveillance. Celle de Spielberg nous prend en tenaille entre son visuel virtuose mais totalement dénué de morale (on a encore droit à un suspense odieux à la fin du film) et son moralisme bien-pensant, maintenant le spectateur à l’état d’esclave : soumis à son brio, contraint d’adhérer à un discours avec lequel nous étions de toute façon déjà d’accord. On ne fait rien avancer avec des évidences, surtout quand on tente de nous les imposer.