Alors qu’on l’interrogeait sur la nécessité des légendes, John Ford, qui en savait long sur le sujet, répondit : « Les gens ont besoin de légendes. Regardez Lincoln ! » Drôle d’aveu : Abraham Lincoln le grand sage ne serait qu’une légende ? Qui cacherait un être humain avec ses failles et ses faiblesses ? Le cinéma de Ford, qui s’est pourtant consacré à ériger le Mythe Américain, à construire presque en direct une Histoire à ce Pays qui en était dépourvu, n’a jamais ignoré cela. L’Histoire naît de la fiction, mais si l’Histoire se teinte de légende, la fiction se nourrit du réel. Chez Ford, il n’y a de la force que là où il y a de la fragilité. Imprimer la légende « Lincoln » signifie la circonscrire autour de la fragilité qui le définit en tant qu’être humain, caractérisée dans Young Mr Lincoln par un manque, c’est-à-dire une ellipse : sa relation avec Ann Rutledge, son premier amour. Elle n’apparaît qu’une fois au début du film, lorsqu’elle croise Abe, alors un jeune homme sans situation, allongé sur l’herbe en train de dévorer un livre de loi. Quand elle lui révèle à la fin de leur dialogue que les hommes n’aiment pas beaucoup la couleur de ses cheveux, il répond : « Moi j’aime bien les cheveux roux. », litote pudique pour lui dire qu’il l’aime. Fondu au noir. Dès la scène suivante nous découvrons la tombe d’Ann sur laquelle Abe dépose un bouquet de fleur lors d’une visite de routine. C’est par son absence du récit que leur relation en devient l’élément central, la clé. Privé d’un foyer qu’il n’a pas pu fonder, Abe n’a plus qu’à aller « vers sa destinée » (pour une fois, le titre français n’est pas si mal choisi), destinée que nous connaissons tous puisqu’elle est le versant légendaire de la vie de Lincoln.
Aller de l’avant, donc nulle part, est tout ce qui reste à l’homme qui n’appartient à aucun monde, à aucune communauté ; il est un satellite sans voie gravitationnelle, condamné à l’aventure solitaire. Le héros fordien est celui qui lutte sans relâche pour préserver l’unité familiale dont il est exclu, celui qui empêche de se dissoudre le groupe auquel il n’appartient pas. D’où sa profonde solitude (John Wayne à la fin de The Searchers). Abe Lincoln, avocat débutant, a donc pour charge de défendre deux jeunes hommes injustement accusés de meurtre et que la populace désire ardemment voir pendus. L’enjeu n’est pas tant de les innocenter que de ne pas les séparer de leur mère, et d’empêcher le monde de celle-ci de s’effondrer. Il voit dans cette famille de ruraux, soutenue par un indicible amour, ce dont il a été dépossédé et qui devient pour lui la chose la plus précieuse qui soit puisqu’il sait la valeur qu’elle a pour l’autre. Ford fait de Lincoln un gars de la campagne, « un avocat plouc de Springfield » selon ses termes, un homme du peuple dont la grande qualité qui fera de lui un être d’exception est qu’il comprend le peuple. Pas dans le sens anthropologique de comprendre comment il fonctionne, comment il faut lui parler, comment on le manipule, mais le comprendre dans ce qu’il ressent, savoir ce que signifie être à sa place, voir en lui un semblable, un sujet d’identification. C’est, des innombrables différences qui séparent ce film-ci de l’affreux Lincoln de Steven Spielberg, la plus cruciale. Le cinéma de Ford, dont Vers sa destinée est l’un des sommets, refuse catégoriquement de se situer au dessus de l’autre (soit le public), d’être condescendant et de confondre compassion avec bienveillance – le plus abject et anti-cinématographique des sentiments. Son Lincoln n’est pas quelqu’un qui saurait mieux que les autres ce qui est bon pour eux, idée qui répugnerait profondément Ford, mais un homme qui a une haute idée de ce qu’il estime et un dégoût total de ce qu’il méprise. Dans une scène sidérante, il faut voir le regard noir qu’il jette à deux paysans dont il doit régler un litige mesquin. Abe, tout comme Ford, n’est pas tant un humaniste, comme on a souvent qualifié le réalisateur, qu’un idéaliste qui rejette toute forme de bassesse.
Quand Abe pénètre les sphères mondaines auxquelles, par sa vocation politique, il ne pourra pas échapper, il sait instantanément qu’il n’est pas à sa place. Son corps élancé dans son costume noir, sa démarche gauche, son manque d’aisance lors d’une soirée organisée par Mary Todd, fille de bonne famille qui deviendra sa femme, en témoignent. Après avoir dansé avec elle, il observe silencieusement sur un balcon un fleuve à l’horizon tandis qu’on entend le thème musical d’Ann Rutledge. Il prend alors conscience qu’il va devoir abandonner tout ce qui lui reste de sa vie passée : des souvenirs. C’est le caractère réflexif de l’œuvre de Ford : entrer dans la légende signifie voir son univers se désagréger. La Légende donne au public ce qu’il a besoin d’entendre et de voir, elle fige pour lui une image, mais cela signifie également que ce qu’il y a derrière, ce qui a constitué cette image, la réalité, doit disparaître : Abe doit céder la place à Lincoln. Le cinéma de Ford s’est toujours joué sur cette oscillation, sur le basculement de l’un vers l’autre. C’est cet instant indéfini dans l’espace-temps que sa science de la composition du cadre et son génie de la distance parviennent à capturer. Ses plans saisissent in extremis ce qu’il y a à saisir, ni plus ni moins, que ce soit un décor, un geste ou un regard. Il n’aimait pas les gros plans – il n’y en a pas un seul dans le film – qui induisent une lecture trop dirigiste, et préfère laisser au spectateur le temps de contempler l’image jusqu’à ce qu’il croise ce qu’il faut y voir (cela peut prendre quelques secondes). Dans Vers sa destinée, notre regard croise d’autres regards. Celui, perdu, désemparé, d’Abigail Clay, la mère des deux accusés (extraordinaire Alice Brady), qui rend chacune de ses apparitions bouleversante. Celui d’Abe (sublime Henry Fonda dans son plus grand rôle), profond, lointain et mélancolique qui nous dévoile ce qu’une simple légende ne peut admettre : que derrière chaque grand homme se cache une insondable tristesse.