Entre deux âges
Quand on essaie de comprendre le statut quasi mythique d’une bande dessinée comme Peanuts, dont l’imaginaire et les personnages ont marqué avec une force sans pareille l’imaginaire de plusieurs générations de lecteurs, une explication se présente spontanément : le succès des aventures de Charlie Brown et compagnie viendrait de l’aisance avec laquelle elles touchent petits et grands. Est-ce à dire que le monde de Schulz réveille l’enfant qui sommeille en nous ?
Peut-être, mais l’inverse n’est pas moins vrai (et un peu moins banal): comme l’a suggéré Umberto Eco dans une introduction à la bande dessinée, le monde des Peanuts possède une fascinante capacité à mettre en scène, dans un monde d’enfants, les névroses, les incertitudes et les questionnements des adultes. De là un paradoxe qui, s’il fait la force du comic strip, rend d’emblée difficile sa transposition filmique. Comment faire en effet un dessin animé d’une œuvre aussi profondément enracinée dans la ligne de partage entre enfance et âge adulte ?
Un défi manqué
Le Peanuts de Steve Martino n’affronte aucune de ces questions, tant son but affiché est celui de donner au franchising Snoopy (lui aussi d’une ampleur inégalée : revers de la médaille qui détonne quelque peu avec la sobriété de Charles Schulz et de son œuvre) le film qui lui manquait. Ce qui le conduit à butter contre toutes ces difficultés qui faisaient précisément le défi d’une adaptation.
L’obstacle décisif consiste sans nul doute dans le passage d’une forme brève et fragmentaire à la continuité d’une histoire. Pour donner un semblant d’unité au multiple, et nous présenter l’univers des Peanuts à travers le fil logique d’une narration, le réalisateur s’en remet à l’un des topoi clés de l’existence de Charlie Brown : l’arrivée dans sa classe d’une petite fille aux cheveux roux dont il tombe éperdument amoureux. D’où une suite d’épreuves (devoir de mathématiques réussi par erreur, bal de l’école) qui vont permettre au plus attachant des losers de faire montre de ses qualités et d’accéder à la reconnaissance qui lui manque tant.
Peanuts, pop-corn
Avec ce canevas basique, place à l’autre enjeu déterminant : la mise en scène des comparses pittoresques du protagoniste. On les retrouve tous, depuis la pétillante Marcie jusqu’au poussiéreux Pigpen, sans oublier bien sûr Snoopy. Mais à travers une suite de clins d’œil qui, simples allusions, passent inaperçus aux yeux des néophytes (c’est-à-dire des enfants) tout en laissant sur leur faim les adultes. Voilà donc Marcie s’endormant en classe, les disputes entre Snoopy et Woodstock, ou encore la ferveur de Linus pour la grande citrouille. Sous forme de zapping. Peanuts sacrifie ainsi l’un des aspects déterminants de la bande dessinée : sa capacité à s’attarder sur des petits riens (peanuts en anglais, littéralement), autant de micro-situations qui par le jeu d’une reprise incessante, réussissaient à créer un monde, et à l’enrichir à chaque nouvelle trouvaille.
Toute la force du style mineur délibérément assumé par Schulz disparaît dans le passage à un genre, sinon majeur, du moins mainstream. Et la logique de l’instant se voit happée par le déroulement d’un film qui essaie de se synchroniser sur cette exigence de dynamisme si dominante dans le dessin animé contemporain. Peanuts pêche donc à trouver un rythme, tout empêtré qu’il est à injecter du mouvement et du rebondissement dans l’univers schulzien. C’est-à-dire à faire d’une bande dessinée atypique un dessin animé pop-corn comme beaucoup d’autres.
Le film à venir
Cette conformité est d’autant plus regrettable que le film réussit un tour de force graphique, en reprenant la ligne si caractéristique des Peanuts (frêle, tremblante, aérienne) pour lui offrir un remplissage discret, aux teintes aquarelles. Donner du relief et du dynamisme à la bande-dessinée tout en conservant sa tonalité si particulière : le défi valait pour l’image et les contenus, plus solidaires que jamais ici. Et de fait, les passages les plus réussis sont sans nul doute ceux qui nous plongent dans les fantasmagories de Snoopy (pourtant sacrifié dans un rôle d’assistant clownesque de Charlie Brown), qui jouent littéralement entre l’image à deux dimensions du quotidien prosaïque et la voltige de l’imaginaire (notamment la vision remarquable, dans l’un des nombreux affrontements avec le Baron Rouge, d’un Paris du temps de l’exposition universelle). Mais malgré ces quelques moments de bravoure, Peanuts, bijou de discrétion et de grâce sur papier, en fait trop à l’écran, pour masquer derrière cette agitation son incapacité à faire passer d’un monde à l’autre ses personnages, ses scènes de vie, son ambiance. Et sa poésie. Il reste donc un film à faire sur le comic strip de Charles Schulz : mais il faudrait au moins le courage et l’obstination de Charlie Brown pour tenter l’entreprise.