Vous ne trouverez pas Souvenirs de la Géhenne parmi les sorties nationales. Tourné en 2014 et achevé en 2015, présenté dans quelques festivals internationaux (dont Cinéma du Réel) avec un certain succès, mais privé au dernier moment d’une aide à la distribution qui lui eût facilité l’accès à une exploitation standard, le documentaire de Thomas Jenkoe, soutenu par le distributeur Films de Force Majeure, est parti à la rencontre du public dans une tournée en régions qui se poursuit encore aujourd’hui. Pourquoi une telle marginalité ? La longueur, commercialement peu rassurante, d’un moyen-métrage ? La difficulté de thématiques (la diversité ethnique, l’intégration, la violence raciste) traitées de manière moins consensuelle que dans le tout-venant de l’audiovisuel français ? Le manque de définition explicite des motifs dessinés par le film, qui alterne enregistrements épars et effets anxiogènes ? Tout cela, sans doute, et par dessus, la radicalité réelle et exigeante d’une approche de cinéaste qui ne transige ni avec son sujet, ni avec notre regard, ni avec le sien (on sait depuis Maàlich que Jenkoe n’hésite pas à mettre en question sa posture même d’observateur d’une certaine misère sociale qu’on rechigne à voir).
Le 4 octobre 2002, un certain Joël D. (non nommé dans le film) parcourt la ville de Grande-Synthe dans la banlieue de Dunkerque avec sa carabine chargée, à la recherche de personnes d’origine maghrébine. Il blessera trois personnes et finira par tuer un jeune homme de 17 ans. À partir du dossier d’instruction, Jenkoe, lui-même originaire de la région, est venu sur les lieux reconstituer le parcours géographique du tireur en ce jour fatal, dont il lit en voix off des extraits d’aveux où se mêlent cumul d’accidents et de frustrations, pulsions suicidaires et rancœurs dirigées vers les boucs émissaires d’usage. Étonnamment, si la route s’annonce droite, la trajectoire qui en résulte pour le film s’avère rien moins que linéaire, au point que celui-ci, à l’arrivée, aura paru mettre l’exploration du cinéaste et le cheminement du chasseur fou sur la même ligne. Suivant le cours du passé tout en interrogeant les images et les témoins du présent, l’enquête de Jenkoe ouvre une foule de pistes non nettement définies, dont le caractère épars semble répondre à la confusion des aveux du meurtrier. Et c’est bien de quelque chose de ce genre que Souvenirs de la Géhenne finit, étape après étape, par témoigner : un territoire de confusion visuelle, mentale, morale, idéologique, si installée que l’on ne peut à la fin que comprendre que le pire ait pu s’y produire.
Fantasmagorie
On arpente des lieux où la nature, le gravier et le béton se côtoient sans harmonie, où les chantiers de construction ne laissent espérer aucune réelle rénovation, où les cargos ne promettent aucun ailleurs. On écoute des aveux mélangeant récriminations contre l’existence, excuses et défoulement, ainsi qu’une collection de témoignages où la réflexion sociale éclairante cohabite avec la sociologie de comptoir. La dérangeante question du racisme est reçue de façon tantôt fuyante, tantôt frontale (« je n’ai rien contre les Arabes, sauf ceux qui foutent le bordel »). Les voix des gens et les rumeurs des voitures s’expulsent mutuellement, le vrombissement de la centrale nucléaire voisine emplit le silence de la nuit. Des faits divers éclatent à proximité de l’enquête, alors que d’autres sont relatés par des tiers, plus ou moins fidèlement, sur un ton où l’on devine parfois que le fantasme (en premier lieu la peur de l’Autre) y empiète sur la réalité. Même la captation de Jenkoe n’est pas de tout repos : il doit à un moment couper l’image parce qu’on lui a interdit de filmer. De cette confusion à plusieurs niveaux, le film constitue séquence après séquence une forme de fantasmagorie, où les faits et les contes sont presque indistinguables, où la réalité même semble sous l’emprise d’une légende obscure, un imaginaire où l’on ne s’évade pas, mais où l’on reste piégé. Car cette légende dévoile une perspective de la psyché humaine que les bonnes âmes aimeraient pouvoir raisonner, se dire qu’on peut la combattre, mais dont l’enracinement est déjà trop profond.
Si cette fantasmagorie frappe autant l’esprit du spectateur, c’est bien parce qu’il ne s’agit pas là d’une froide composition d’images et de sons exécutée avec un détachement de manipulateur. La mise en scène implique véritablement et honnêtement le regard, à commencer par celui du cinéaste lui-même, dont les quelques implications accidentelles — quand d’autres constatent qu’ils sont filmés et s’adressent à la caméra — suffisent à dire que malgré sa distance d’artiste, son geste même — qui fait de lui un nouvel « étranger » — l’intègre dans son sujet. Il est si conscient de cette implication du regard qu’il intègre dans son film une vision fictive, « jouée » (comme l’est du reste son interprétation vocale des aveux de J.D.), où deux mains anonymes, censées être celles du meurtrier, caressent un chien. La scène est en vue subjective, et ces caresses de l’homme qui trouve auprès de son chien un réconfort à la réalité des « autres » nous renvoient leur sensation dérangeante : ces démons dont le film guette les frémissements à travers les paysages désorganisés, derrière les mots et les bruits, ce sont aussi les nôtres.