Depuis les monts Appalaches, dans le Kentucky, une voix monte et recouvre la terre des « hillbillies ». Cette voix d’un vieil homme, qui ouvre The Last Hillbilly, a la teneur d’une annonce hiératique et laisse planer des effluves apocalyptiques sur les paysages qui se dévoilent. Une fois prise aux autochtones massacrés par les colons, cette terre fut celle de montagnards, devenus mineurs, puis chômeurs, et enfin bouseux. Les bouseux de l’Amérique que l’on dit profonde, ébranlés par la crise économique et écrasés par des stéréotypes qu’ils portent en croix – ignorants, racistes, consanguins – condamnés à errer sur un territoire qui s’éteint. Probablement hanté par ceux à qui elle appartenait, il ne donne aujourd’hui plus rien : le charbon est épuisé, on ne récolte que des cendres.
Alors que les cerfs s’effondrent dans les rivières et que des poissons sans vie dérivent dans leurs courants, The Last Hillbilly s’installe sur le terrain d’une famille qui habite ce territoire depuis toujours. Brian Ritchie, fils de cette terre et père d’une nouvelle génération de « hillbillies » raconte leur histoire. Sa parole prend le relais de l’ouverture et sa voix, tremblante et rocailleuse surgit des paysages qu’elle charge de ses tourments. Poète de son quotidien, ce sont ses propres textes que le film écoute. Il les scande pour transmettre cette histoire, transmise chez eux oralement. Et alors qu’il raconte ce lieu, Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe filment et enregistrent sa disparition. Le film s’engouffre dans une gravité certaine : en plus de progresser dans une lumière toujours déclinante, les séquences familiales, les marches au crépuscule, les traversées du paysage et les jeux des enfants sont régulièrement accompagnés d’une musique frémissante, électrique, faite de distorsions. Elle guide et assombrit les gestes, faisant avancer le film dans la pesanteur d’un monde gagné par les ténèbres. Peut-être maudit, le corps de Brian est lui-même associé à une mort anticipée : son corps se repose près des cimetières ou voit le montage le raccorder avec des cadavres d’animaux. La question qu’il porte est verbalisée : « Comment vivre quand ce qui te définit disparaît pour toujours ? »
« The Land of Tomorrow »
Mais c’est bien la vie que le film suit. Il avance, structuré selon une chronologie vague. Les années défilent, ramassées en un seul mouvement, sans annonces et sans repères. Il faut pouvoir reconnaitre les visages, observer les rides naissantes, retrouver les signes. Ce défilement se joue dans des cadres souvent serrés : Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe ont fait le choix d’un format très carré, cadrant plus fermement les corps. Les mouvements en sont plus vifs : les enfants s’échappent des cadres, et les adultes, souvent au travail, sont montrés de si près qu’on devine la rudesse de leurs années sur leurs corps.
Tandis que les adultes regardent le monde les dépouiller, la famille, menacée par la crise et la disparition, se soude, se protège et ne cesse de créer du commun et du lien. Pensé en trois chapitres, le film avance pas à pas vers un dernier pan – The Land of Tomorrow –, celui des enfants, explosifs et débordants de liberté. Leur joie irrigue les dernières séquences du film d’une ivresse frénétique et leur ennui les mène à des visions plus ouvertes. Lors d’une longue discussion au bord d’un feu de camp, ils vont jusqu’à empêcher Brian, par leurs réactions de gosses, de finir sa complainte. Ce dernier se retire lentement pour laisser place au mouvement des enfants libres. Auteurs de rituels instinctifs, ils vont jusqu’à enterrer un poisson dans leur terre pour que jaillisse la vie. Si le monde du père s’arrête, eux tournoient dans la nuit, emmerdant la terre entière et toutes les autres planètes qui les surplombent. Leur tout dernier cri, celui qui clôturera le film en écho à la voix usée de l’ouverture, reste un appel à l’aide. Lancé par un enfant, jeté vers le cosmos mais plus terre à terre que jamais, il semble appeler à réveiller cette terre vaine en attente de nouvelles irrigations.