Le 12 juillet 2013, dans le cadre de son cycle « Cinéma prolétarien, films Lumpen en France », la Cinémathèque Française programmait le décapant documentaire Maàlich. Le réalisateur Thomas Jenkoe y développe une intuition pour le moins déstabilisante : l’idée que le témoignage de la misère (sociale, morale) devrait s’accompagner de la remise en question du statut de celui qui le perçoit (réalisateur, spectateur).
L’intrus
L’essai documentaire Laissez ici toute espérance de Charles H. Drouot, produit comme Maàlich par la société Triptyque Films (à laquelle Drouot et Jenkoe ont pris part), pourrait servir d’appendice à ce dernier film. Ils ont été tournés au même endroit dans la même période : le complexe hôtelier Chinagora d’Alfortville avant sa rénovation en 2012. Jenkoe aussi s’y balade la nuit, non pour en tirer une digression métaphorique comme Drouot, mais pour retranscrire frontalement le réel, approchant et interrogeant les noctambules : passants, travailleurs, marginaux surtout, réfugiés dans les angles morts de ce faste exotique contrefait. Cependant, il apparaît très tôt que son enquête ne se passera pas tout à fait comme prévu, que sa position de cinéaste du réel ne sera pas aussi confortable qu’on a pu le présumer. À des éboueurs, il demande avec une naïveté sans doute feinte « vous ne voulez pas être dans mon film ?» : ils se dérobent. De même, la recherche de saisie immédiate et transparente de la misère qu’il interroge s’avère vaine ; la perception du cinéaste et celle du spectateur doivent s’investir plus avant pour s’en approcher.
Le délabrement social, avec sans doute son impact moral sur ceux qu’il touche, fait peser sur les communications comme une gangue qui, épaissie par l’usage hésitant des langues (la plupart des interrogés sont étrangers ou d’origine étrangère), entrave la compréhension immédiate des témoignages. L’enquêteur doit répéter ses questions ; il doit entrer dans le champ de la caméra, accoster ses interlocuteurs, s’immiscer un peu dans leurs vies, non sans un certain côté rentre-dedans parfois (comme cette insistance à proposer une cigarette en l’espace de dix minutes). Le respect avec lequel les gens de ce monde nocturne sont filmés s’avère à double tranchant, car impitoyable pour l’enquêteur-cinéaste dont l’intrusion se montre dans sa violence. Que la caméra adopte un point de vue à distance sur l’interrogé ou qu’il s’en approche jusqu’au gros plan, qu’il laisse entrer Jenkoe dans le champ ou qu’il le laisse en dehors, n’en gardant qu’une voix qui questionne (avec parfois, en contrepoint, des images de l’insolente insouciance drainée alentour par l’hôtel), le documentariste se montre — et s’avoue — en intrus, dont la capacité même à comprendre son sujet est mise en doute. Le témoignage non feint de la misère (celui où on ne recherche pas le fait édifiant, mais où on sait en constater sans pathos les effets les plus pénibles sous nos yeux) conjugue d’une part le respect du sujet et d’autre part la conscience de la violence intrusive avec laquelle on va le chercher, nous que notre position sociale nous rend inaptes à appréhender cet état dans toute sa mesure. À peine sommes-nous plus à l’aise quand l’atmosphère se détend dans ce décor, comme quand l’un des membres de l’équipe se met à conter fleurette à deux touristes chinoises de passage.
Honnêteté sur soi
Si Maàlich peut heurter les âmes sensibles, c’est avant tout parce qu’il rompt avec les dispositifs auxquels la télévision nous a depuis trop longtemps habitués, ceux où la neutralité hypocrite du journaliste ne sert qu’à fournir, en se bouchant le nez, un spectacle parfois dégradant au voyeurisme du spectateur. Ici, la dégradation, documentariste et spectateur la reçoivent en pleine poire, sans possibilité de se rétracter, d’adopter une posture d’observateur lointain, encore moins de juge. Quand, dans une discussion avec des marginaux, une diatribe contre le président Sarkozy vire aux élans de sympathie pour l’extrême-droite, ou quand l’évocation d’une erreur médicale se change en déclaration de guerre, la logorrhée verbale ne trouve ni garde-fou ni mise en exergue de la part de l’enquêteur — présent dans le champ — ou du filmeur ; elle est laissée comme ce qu’elle est, le témoignage de pensées que l’exclusion a laissées errer jusqu’à des zones peu fréquentables. La distance adoptée par le cinéaste n’est pas une affectation de neutralité, mais une recherche d’honnêteté du témoignage — et cela passe par une honnêteté sur soi-même. Dans Maàlich, il s’agit tout autant d’aller à la rencontre de l’autre que de remettre en question son propre regard.