C’est par un film de guerre, genre auquel il ne s’était pas essayé dans ses deux précédents opus, La Balade sauvage et Les Moissons du ciel, que Malick signe en 1998 son retour à la réalisation après une absence de vingt ans. Inspiré du roman homonyme de James Jones, La Ligne rouge a pour objet la bataille de Guadalcanal où les Américains firent face aux Japonais, et plus spécifiquement les tribulations de la Compagnie C dans la prise du mont Austen. Le film de Malick partage avec une certaine lignée de films consacrés aux conflits américains dans le Pacifique (ou au Vietnam) une donne commune, à savoir la place accordée à la nature dans sa mise en scène. La représentation de ces conflits se nourrit ainsi de la tension entre la sérénité du milieu naturel et la violence des combats qui s’y déroulent.
Cependant, Malick ne se limite pas à montrer la confrontation des soldats avec un territoire étranger et hostile : son pari, autrement plus audacieux, est celui d’interroger la tension entre l’homme et le monde qui l’entoure. Le film débute ainsi par une question inaugurale : si la nature constitue l’origine de l’homme, est-elle également l’origine de la guerre ? Le cinéaste renverse le présupposé selon lequel la nature ne serait que le décor où prendraient place les actions humaines : La Ligne rouge rappelle que les hommes appartiennent à la création, et s’interroge sur celle-ci pour comprendre quelle force invisible modèle la condition humaine. Le paysage cesse alors d’être un milieu passif, où sont projetées les hantises et les aspirations des hommes, jungle mortifère ou paradis perdu : il devient l’image du monde, matière à une méditation qui constitue le principal enjeu du film.
D’une voix l’autre
Celui-ci se déroule comme un long poème visuel et sonore où s’entrecroisent les monologues intérieurs des soldats de la Compagnie C, perdus dans une nature luxuriante, traquant un ennemi invisible et meurtrier. Les voix qui scandent le film sont celles des protagonistes de l’action : celle du soldat Witt, arraché à sa retraite au milieu des indigènes, et du soldat Bell, entièrement habité par l’amour qu’il voue à sa femme. Celle également, aux antipodes de ces deux hommes, du sergent Welsh, qui observe avec une lucidité désabusée le monde de la guerre, un monde où « tout fout le camp ». Et celles, enfin, du colonel Tall (magistralement interprété par Nick Nolte) dévoré par l’ambition, et d’un soldat arracheur de dents, dépouilleur de cadavres. La Ligne rouge est ainsi, pour reprendre la citation de James Jones qui donne son titre au film, cette ligne qui « sépare les sains d’esprit des fous… et les vivants des morts » : une ligne subtile où la conscience se fait jour.
On remarquera le caractère éminemment musical de ce choix narratif : et ce d’autant plus que le film est scandé par des chœurs indigènes, auxquels cette alternance de voix singulières vient répondre. Mais là où le chœur manifestait l’unité des hommes, les voix qui s’élèvent successivement sont celles d’une humanité déchirée par la guerre. Scindées du monde, incapables de comprendre ce qui les anime, elles ne font référence au tout que pour en souligner la perte tragique : dans le conflit, chacun cherche le salut par lui-même, « comme une braise hors du feu » pour reprendre les mots du soldat Witt.
La voix des protagonistes accompagne les combats, pénétrant leurs actes et renversant leur signification apparente. « J’ai tué un homme, c’est la pire chose qu’on puisse faire […], et je serai pas puni pour ça » : ces mots intérieurs sont ceux du soldat qui affirme à haute voix s’être « payé un jap’ ». Entre les hommes tels qu’on les voit dans l’action et leur conscience, un gouffre émerge : la brutalité cynique du colonel Tall laisse place à son usure, sa peur de la mort et de la végétation luxuriante qu’il perçoit comme une manifestation de celle-ci, tandis que l’arracheur de dents, apparemment aussi charognard que les vautours qu’il indique à un prisonnier en passe de mourir, s’interroge sur le mal qui le traverse et cause sa souffrance.
Epos, cosmos
Le souffle de La Ligne rouge est donc moins épique que cosmique. Si la glorification de l’exploit guerrier est aussi vide de sens que la référence du colonel Tall à Homère dans une conversation avec le lieutenant Staros, dont il a envoyé les hommes au massacre, les paroles des personnages visent rien moins qu’à interroger la nature des choses et des êtres. Au niveau filmique, l’ambition du cinéaste est certes palpable dans la virtuosité des scènes de combat, mais elle l’est tout autant dans les longues plages d’attente, de confrontation silencieuse au paysage et de souvenirs qui scandent le film. Cet à côté de la guerre parvient à en manifester la brutalité soudaine en prenant les attentes du spectateur à rebours : qu’il s’agisse de la soudaine apparition de deux cadavres mutilés dans l’étendue paisible des herbes folles ou d’un oisillon noirci rampant au sol au milieu des assauts.
Le surgissement réitéré de la nature induit de brusques changements de rythme entre action et contemplation, au creux desquels une compréhension du monde peut surgir. Pour cette raison, la beauté n’écarte pas l’horreur et n’offre aucune évasion à la guerre : on ne saurait en avoir un témoignage plus incisif que dans la vision d’un prisonnier japonais en position de tailleur alors que ceux qui l’entourent cèdent à la folie. Mieux, l’horreur surgit d’une reconnaissance : celle de l’humanité de l’ennemi, au moment où les tireurs retranchés sur la colline se révèlent n’être qu’un groupe de soldats décharnés, ou dans les mots d’un japonais enseveli, dont seul le visage sort de terre : « tu étais pieux et aimé des tiens, moi aussi je l’étais… »
En quête de la grâce
Cette contemplation atteint sa pleine efficacité quand elle est déroutante. Ce qui n’est pas toujours le cas, tant Malick paraît chercher la grâce. Certains passages sont ainsi porteurs d’une « aura » un peu forcée : qu’il s’agisse des plans d’ouverture, où Will pagaie allègrement parmi les indigènes, des images d’un Bouddha enfoui sous un arbre tel un totem végétal, ou encore des flashbacks de Bell et de son épouse, muette, entièrement offerte à la contemplation. Et lorsque les moments de suspension contemplative s’allongent (d’un plan d’oiseau à un cours d’eau, d’un cours d’eau à une branche, d’une branche à un autre oiseau) force est de constater que le sublime le cède à une rengaine un peu entêtante.
On aperçoit également dans le discours du cinéaste-philosophe des associations suspectes : que dire de l’image de Witt comme soldat déserteur vivant en paix avec des indigènes ignorant la violence. Réminiscence rousseauiste, ou (plus simplement) topos cinématographique éculé ? L’association s’avère d’autant plus dérangeante que le retour du protagoniste au village après les premiers combats est scandé par des images d’animaux qui font écho à celles des enfants auxquels il se confronte, apeurés et muets. En somme, c’est quand on sent percer la présence du Maître, et le didactisme qui l’accompagne, qu’une certaine défiance s’impose.
Mais La Ligne rouge s’avère également capable d’improviser sur ce canevas, de déjouer ce que sa démarche méditative pourrait avoir de monolithique. Les moments les plus touchants du film consistent en ces fulgurances qui investissent simultanément la parole et l’image : qu’on songe au souvenir de Witt revoyant sa mère mourante dans une chambre, et au fondu enchaîné (véritable signature poétique du réalisateur) de cette chambre sans toit, conduisant du ciel bleu à la vision de l’île. Ou, dans un registre plus sombre, à l’évocation par Bell du feu de l’amour, illustrée à rebours par les images du bombardement de la base. Le dispositif du film fait apparaître toute sa puissance de fascination quand on entrevoit ses discordances, ses crispations. Quand on revoit derrière la beauté des images, la violence de la guerre, et la condition de ces soldats « saccagés de l’intérieur », pour le dire avec les mots du soldat Bell, « par tout ce sang, cette grâce, ce vacarme ».