La Vie de Jésus ressemblait à un drame passionnel, L’Humanité à un film policier, Twentynine Palms à un thriller. Flandres se présente comme un film de guerre. Passant d’un genre à un autre, Bruno Dumont fait pourtant montre d’une unité de ton tout à fait remarquable. Il y a une patte Dumont, radicale, brutale, que le jury cannois a reconnue et récompensée par deux fois : Grand Prix pour L’Humanité en 1999, nouveau Grand Prix pour Flandres cette année. Ce dernier opus d’une trilogie sur son pays natal et longtemps abhorré – seul Twentynine Palms se passe aux États-Unis – est son film le plus achevé, le plus épuré. C’est aussi le grand évènement de cette rentrée cinématographique… en voici quelques tentatives d’approche.
Trio amoureux
Le récit de Flandres se structure autour d’un triangle amoureux. Barbe couche avec Demester, puis rencontre Blondel, et couche également avec lui. Avant que les deux hommes ne partent à la guerre, elle les embrasse, à tour de rôle, autour d’un feu. Cette structure du trio se retrouve dans les trois précédents films de Dumont. Dans La Vie de Jésus, Freddy tuait l’amant de sa petite copine Marie. Dans L’Humanité, Pharaon observait son amie Domino en train de coucher avec son copain. Ensuite, ils écumaient à trois les plages du Nord. Dans Twentynine Palms, Katia accusait David de regarder d’autres femmes – de fait, un tiers faisait finalement voler le couple en éclat. Ici, la rivalité Demester / Blondel appelle un terrain autre que celui des Flandres : elle transporte brusquement dans un pays en guerre, arabe. Tourné dans le Sahara tunisien, le film joue sur les images des conflits afghans et irakiens véhiculées par les médias, tout en faisant référence à la guerre d’Algérie.
Les codes du genre
Dans un film de guerre traditionnel, tel qu’on peut en voir à Hollywood après la Première et la Seconde Guerre mondiale, l’héroïsme et le sacrifice prévalent sur la lâcheté et la médiocrité. Souvent le héros, mort pour sa patrie au combat, a laissé sa femme enceinte au pays. La guerre du Viêt-Nam fait éclater de tels codes. La peur, l’angoisse, la médiocrité, la violence, la lâcheté passent dès lors au premier plan. Précisément, les scènes de guerre de Flandres font explicitement référence à Full Metal Jacket de Kubrick : combats de rue, petite troupe d’éclaireurs, tireur embusqué qui les massacre un à un, progression lente et par à‑coups, en file indienne. Cependant, Dumont va beaucoup plus loin : lorsque les soldats pénètrent enfin dans l’antre du tireur, ils découvrent non pas une femme mais des enfants-soldats, et ne les abattent pas dans une situation de légitime défense : ils les exécutent. Ces soldats qui chantent la Marseillaise sont racistes, homophobes, couards. Leurs camarades tardent à les rejoindre ? « Nous, on reste là — On devrait pas aller les chercher ? — On se tire. » Ils cumulent les crimes de guerre : viol d’une femme dans une ferme abandonnée, meurtre de sang-froid de paysans. Quant à Barbe, enceinte de Blondel et restée au pays, elle se fait avorter.
Le monde, c’est l’homme, et réciproquement
Si la relation Demester / Blondel appelle le front et la guerre comme une projection de leur propre rivalité, c’est parce que Dumont pose une équivalence monde-homme. Au visage de Demester dans son tracteur correspond le gros plan d’un soc qui tranche la terre. De manière générale, et dans Flandres comme dans les précédents films de Dumont, aux gros plans sur les visages des personnages répondent sans cesse des plans larges sur les paysages qu’ils contemplent : et ces paysages sont la traduction de leur état d’âme. Deux biais font communiquer le monde et l’homme : le regard, par lequel un paysage traduit l’intériorité d’un personnage, et l’attente, par laquelle l’homme cale son rythme sur le monde qui l’entoure. L’indolence, l’ennui, traduisent ainsi en l’humain les paysages déserts du nord comme du sud : d’un vide à l’autre.
Où et quand ?
La notion de temps est bouleversée par le cinéaste qui la déconstruit minutieusement. À la limite, Flandres pourrait presque se passer dans les années 1960. Seules restent les saisons comme points de repère. Le début du film nous plonge en plein hiver, il se finit en plein été. De même, Dumont supprime les repères spatiaux. Si Demester et Barbe marchent beaucoup, leurs déplacements d’un lieu à un autre ne sont jamais montrés. Barbe est soudain allongée sur le lit d’un hôpital psychiatrique, Demester passe sans transition des Flandres au désert.
Violence
Ce qui est très frappant dans les films de Dumont, c’est la crudité du son : même en plans larges, on entend les halètements, les respirations rauques des personnages. La glace craque sous les pieds, le vent souffle, le son des machines est amplifié. C’est peut-être le son qui reflète, plus qu’autre chose, la brutalité du monde telle que Dumont la veut dans ses films. Y répond celle des hommes, sensible autant dans les scènes de guerre (cadavre calciné du chef de la troupe, gros plan sur des crânes explosés à bout portant, etc.) que dans les scènes de sexe (Demester et Blondel prennent Barbe compulsivement). En fait, il y a un mouvement déterminant chez Dumont qui consiste à radicaliser tout ce qui relève de la nature humaine : l’amour, c’est du sexe, la jalousie, c’est la guerre, l’étrangéité, c’est le racisme, le désir, c’est le viol, etc. De même, l’action humaine est réduite à ses expressions les plus pures : bouger, faire l’amour, tuer, attendre, mourir. Dumont épure l’humain jusqu’à y toucher quelque chose qui relève de l’animalité. Corollairement, le monde est, lui, radicalisé dans ses éléments : feu, neige, terre et boue, sable, roche. Après la fascination pour la mer dans L’Humanité, pour le vent faisant tourner les éoliennes de Twentynine Palms, c’est peut-être le feu qui est l’élément central de Flandres : d’où par exemple, ces immenses fumées noires au milieu du désert. La photographie elle-même semble refléter ce parti-pris d’épure : quand les soldats sont exposés aux attaques du soleil, leur nuque rougie ressort violemment à l’écran (en gros plan). De même, les visages dans les lumières froides du Nord prennent des teintes rosacées très marquées. Il ne faut sans doute pas oublier que Dumont est passé par la philosophie : il densifie son récit comme on travaille une notion, avec radicalité, en allant au plus serré, au plus violent.
La perte
La perte est une thématique forte de Flandres, accentuée par l’absurdité d’une guerre qui fait perdre forcément moralité et valeur à l’être humain. Barbe perd son enfant, sa raison, son amant. Demester perd ses habits de paysan, ses camarades. Pourtant cette perte annonce un retour (de la raison, de la vie, presque de l’amour) non sans y laisser de subtiles traces.
Piège et rédemption
Au tout début de Flandres, Barbe installe des pièges dans les taillis. Mouchette faisait de même, chez Bresson. C’est là pointer du doigt la paternité bressonienne, essentielle, dont se revendique Dumont. Cette filiation est sensible dans la direction des acteurs, considérés comme des « modèles » plutôt que comme des « interprètes ». Mais c’est aussi insister, comme dans Mouchette, sur la notion de piège proprement dite. Le monde est un piège auquel le personnage n’échappe pas, où l’injustice et la noirceur humaine battent leur plein. Un épisode illustre particulièrement cette idée : Leclerq est le seul à avoir refusé de participer au viol collectif perpétré par sa troupe. Lorsque tous sont capturés, la femme violée vient désigner ses agresseurs : elle condamne Leclerq, le seul véritable innocent. Bouc-émissaire des crimes d’autrui, il se fait castrer puis exécuter sous les yeux de Demester et Blondel. Il existe pourtant toujours chez Dumont une issue : la possibilité d’une grâce ou d’une rédemption. C’est le moment où Marie regarde l’azur à travers une voûte d’église en ruine dans La Vie de Jésus, où Pharaon lévite dans son jardinet dans L’Humanité, où David et Katia sont nus comme aux origines dans Twentynine Palms. Lorsque Barbe pousse Demester à confesser ses exactions, elle se lève sur la pointe des pieds, et cette élévation est filmée par Dumont en gros plan. Puis elle se donne à lui : il l’aime, elle garde les yeux grands ouverts, tournés vers le ciel.
Merde
La trajectoire des personnages passe aussi par les dialogues. Le premier mot échappé du film, « merde », prononcé par Demester, annonce des situations autrement plus sales pour le reste de Flandres. Il est à mettre en porte à faux avec les derniers mots du film, ceux de la rédemption : « Je t’aime, je t’aime. »
Barbe, Demester, Blondel
Les prénoms de Flandres ne sont pas arbitraires. Parce que Barbe est la sainte patronne des mineurs, le prénom est très usité dans le Nord. Mais elle protège aussi les artificiers, les artilleurs, les sapeurs-pompiers : autant de professions dangereuses, réservées a priori à des hommes, et dont les femmes attendent le retour sans être certaines de les voir revenir (c’est le cas de Barbe, justement). Demester est un prénom encore plus atypique. Il renvoie à Déméter, la déesse grecque des moissons – lui est agriculteur, on le voit au milieu de son champ et de ses cochons. Mais pourquoi ce « s » en trop ? Peut-être aussi parce que « mester », en ancien français, signifie « métier ». Or Demester pratique les deux métiers originels : paysan, soldat. Peut-être aussi parce qu’il campe un Demester à mi-chemin entre le démon et le monstre : fruste et borné, bestial, presque sans conscience. À ce Demester-là fait pendant Barbe la « barbare » : deux êtres liés par leur statut d’exclus ou d’étrangers. Blondel enfin, comme ses compagnons de guerre Briche ou Mordac, ne porte qu’un nom sans prénom, un patronyme : déjà enrégimenté, déjà chair à canon. À travers ces trois prénoms, Dumont fait fusionner, comme dans son œuvre, trois univers : chrétien (Barbe), païen (Demester), français (Blondel).