Le lauréat du Grand Prix du Cinéma du Réel 2011 pour Palazzo delle Aquile revient sur les écrans avec une immersion au cœur des revendications égyptiennes sur la place Tahrir, qui conduiront au départ d’Hosni Moubarak le 11 février 2011, après quinze jours de manifestations. En déambulant parmi les manifestants, Savona se concentre sur la fougue révolutionnaire et restitue la puissance d’un peuple en mal de démocratie.
« Ash-sha`b yurid isqat an-nizam » : le peuple veut la chute du régime. Claire et précise, la formule devenue slogan des révolutions arabes est déjà l’objectif affiché des manifestants lorsque Stefano Savona les rejoint, à J+6 de la « journée de la colère ». Une difficulté de taille, ou plutôt de nombre, s’impose à lui : saisir les individus sans se limiter à leur masse numérique. Fort heureusement, il ne se contente jamais seulement d’offrir à son objectif la saisissante vue globale des participants (un seul plan général de la place dans le long-métrage). Au contraire, il s’attache à révéler la détermination de chacun d’entre eux en les laissant chanter ou discourir librement face à sa caméra, captant ainsi, grâce à la maniabilité de son Canon 5D, quelques visages de la révolution. Un Égyptien l’utilisera comme une tribune menaçante contre Moubarak, tandis qu’un autre lira son poème : le premier a perdu son fils pendant une attaque, le second ressemble « à un Palestinien » d’après un troisième. En conduisant sa caméra « à l’instinct », Savona évite une écriture trop dirigiste de son documentaire, ou l’ajout d’une voix-off, lesquels auraient nuit à l’intérêt du rendu. Il préfère un montage minimal (brillamment assuré par Penelope Bortoluzzi) des différentes perceptions de l’événement qui renforce l’incertitude (réelle au moment du tournage) de la révolte, plutôt que son accomplissement tel que nous le connaissons.
Dès lors, c’est par le chant et les autres manifestations collectives qu’il aborde Tahrir, et non par son architecture ou sa charge historique : la place est libre pour le symbole, l’investissement collectif de l’espace est en cours. « La place Tahrir est notre patrie » assène un Égyptien. Patrie idéale car synchronisation quasi-parfaite d’un peuple, lorsqu‘ensemble ils prient (et l’expression « marée humaine » reprend sa force), chantent ou se pressent devant la caméra (juste ?) pour le plaisir. À d’autres moments, c’est l’urgence : « Vite, ils nous massacrent ». Caméra à l’épaule, la structure de la révolution apparaît dans toute sa précarité et son incertitude, quand les trottoirs sont défoncés pour en tirer des pavés, les mêmes qui s’abattront quelques minutes plus tard sur de minces protections en carton. Le combat est de longue haleine, et il est dommage que le documentaire délaisse les moments creux où la fatigue, la faim et les questions logistiques reprennent le dessus sur la ferveur révolutionnaire.
Nul ne pourra ignorer le problème de représentation démocratique à la source des mobilisations similaires à celle de la place Tahrir, et c’est le mérite d’un documentaire qui aborde de front cette composante nouvelle : « Nous sommes une révolution sans leader », une déclaration euphorique derrière laquelle se cachent déjà les désaccords profonds entre salafistes, Frères Musulmans et libéraux sur le régime à venir. Toute captation de la parole se heurte à la méfiance, même lorsque c’est Wael Ghonim, « célébrité » de la révolution, qui s’en saisit. Et quand il s’agit d’un représentant politique, le micro défectueux est vite submergé par les protestations de la foule. Pour l’heure, c’est surtout la haine d’un despote qui les unit, « l’âne » Moubarak : son départ confirmé, ce sont les murs d’amplis comme dans une rave collective, et l’enthousiasme sur lequel Savona termine son long-métrage, faisant confiance à leur vigilance. « Qui n’aime pas gravir la montagne, vivra éternellement au fond des vallées » dit un poème d’Abou el-Kacem Chebbi cité par un Égyptien. Aucun doute : le peuple a soif d’air libre.