Il advient que le palmarès rendu ce samedi 2 avril est à l’image des sélections où la notion de « documentaire » compte finalement moins que celle de « cinéma du réel », que le directeur artistique, Javier Packer-Comyn, entend toujours plus explorer : pari largement tenu. Après un premier trimestre extrêmement morose dans les salles, en dépit de quelques rares éclaircies, cette 33e édition est apparue comme une stimulante fenêtre cinématographique et une précieuse interrogation de notre état de présence au monde. Avant un compte-rendu la semaine prochaine, nous évoquons ici les films primés dans les différentes sélections.
Depuis trois ans, les palmarès de Cinéma du Réel (Below Sea Level de Gianfranco Rosi en 2009, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello en 2010) font état de la belle vitalité du documentaire italien, un cinéma qui, en l’état actuel de catastrophe culturelle du pays, n’émane pas du centre, mais, logiquement, de la marge. Palazzo delle Aquile et Il Futuro del Mondo s’inscrivent tout à fait dans cette lignée. Dans ces films, il est question de lutte, d’occupation et d’usage de l’espace, d’habiter le monde et d’y trouver sa place, voire de la choisir ou encore de l’inventer. Une problématique valable pour des individus qui évoluent dans un réel opaque, qui est aussi fort logiquement celle des « cinéastes du réel ». Cette donnée pointe d’une façon plus ou moins directe dans l’ensemble des films primés où l’imaginaire et les représentations mentales – d’un trio filmeur-filmé(s)-spectateur – s’expriment également avec force : d’Exercices de disparition à Distinguished Flying Cross en passant par Fragments d’une révolution, Extraño Rumor de la Tierra, Eine ruhige Jacke, The Ballad of Genesis and Lady Jaye ou encore La Place et La Mort de Danton.
États d’un lieu (I) : Palazzo delle Aquile d’Alessia Porto, Ester Sparatore et Stefano Savona (Grand Prix Cinéma du Réel)
Alors qu’un conseil municipal pour le moins singulier et confus s’ouvre à la mairie de Palerme, le premier magistrat de la ville s’exclame : « Ceci n’est pas un théâtre ! » Celui qu’une oratrice considère bientôt comme « lâche et irresponsable » se trouve de plus redoutablement dans l’erreur. En deux heures, le film-lieu Palazzo delle Aquile se déploie entre arène et agora ; des familles de mal-logés investissent pendant un mois le palais municipal, alors que d’autres luttes se greffent à elles. Dans cette intense et truculente tragi-commedia dell’arte de la chose publique, ces gueux promis à la relégation dans des caravanes et conteneurs occupent un centre d’une valeur polysémique : centralité institutionnelle et symbolique, sociale et géographique. Les familles dorment, mangent, débattent – s’engueulent – parmi les fresques, le mobilier luxueux, les moulures et les boiseries ciselées.
À cette obstination de la revendication répond celle de trois filmeurs – Alessia Porto, Ester Sparatore et Stefano Savona – assurant un état de « veille » cinématographique permanent selon la règle des trois-huit. Cette immersion prend la forme d’un ample feuilleton qui ne doit évidemment pas être considéré comme une quelconque intention panoptique et voyeuriste – tout voir, tout savoir, ne rien rater. Elle renvoie à une volonté de saisir une succession d’instantanés précieux de cette périlleuse odyssée. À mesure de son déroulement, Palazzo delle Aquile fonctionne d’ailleurs de plus en plus sous forme de petites saynètes. Un geste que l’on peut considérer comme la marque d’une humilité de cinéastes qui n’ont pas prétention à rendre compte d’un tout, mais de capter des parties de ce tout.
L’intelligence et l’élégance du film tiennent aussi à sa formulation par un montage – étape tout à fait essentielle avec un tel matériau – qui refuse d’écrire une fable populiste de « petits » contre les « grands ». S’il y a bien des « gentils », on ne trouve pas de « vrais méchants » – si l’on excepte le maire, complètement irrécupérable. Palazzo delle Aquile dessine avant tout un tableau de la complexité à mener une lutte et à exercer la politique. Les occupants bénéficient de l’appui de deux élus de l’opposition qui, s’ils combattent bien à leurs côtés, agissent selon les tenants et les aboutissants du pragmatisme. Ceci alors que l’idéal de la lutte ne peut aboutir qu’à une satisfaction totale des revendications. Le fait que la « résolution » politique de l’affaire se déroule à ciel ouvert, en dehors du palais, est à cet égard tout à fait lourd de sens. Cette friction entre ces deux instances s’avère tout à fait passionnante dans ce qu’elle révèle des champs de tension, des divergences d’intérêts et des lignes de fractures dont toute société est le théâtre. Le microcosme du palais, utopie dotée d’un topos, constitue aussi un lieu qui révèle toute la difficulté à porter et mener à bien un idéal. À Palerme comme ailleurs.
Journal de deuil : Exercices de disparition de Claudio Pazienza (prix des Jeunes-Cinéma du Réel)
Exercices de disparition est un journal de deuil aux éléments dispersés mais assemblés par Claudio Pazienza dans une déambulation filmique comme lui seul sait les réaliser. Une déambulation entre vides et pleins. Les vides sont ceux du langage incapable d’être le vecteur véritable de l’expérience de la perte. C’est ce dont ont l’air de témoigner les dialogues avortés entre Claudio Pazienza et le philosophe Jacques Sojcher, ami et professeur. Difficile partage de l’expérience entre chaque intériorité que soulignent aussi ces séquences où les comparses sont reliés par deux micros qui n’émettent nulle part. Les mots de l’un ne renvoient qu’aux mots de l’autre.
Les pleins sont ceux des choses et objets qui sont, eux, impérieusement là. L’absence et la perte s’éprouvent ainsi dans la confrontation très concrète avec leur matérialité. Le travail du cinéaste nous avait déjà appris cette imbrication de l’œil et de la main. Ainsi pour évoquer sa mère défunte, pour éprouver le lien à la fois défait et proche, Claudio Pazienza se penche sur un objet lui ayant appartenu : sa machine à coudre. Le domptage de la bête mécanique se fait à la fois drôle et émouvante. Les exercices par lesquels le film avance ont ainsi ce goût mêlé de douceur, de tristesse et de burlesque où les objets remplacent souvent l’abstraction du concept, du sentiment. Les fioles de la pluie soigneusement collectée évoquent le passage du temps et le prosaïque squelette en kit serait l’équivalent d’une vanité non sérieuse. Une tradition funéraire africaine où le défunt prend place dans un cercueil qui réplique un objet qui lui tenait à cœur sera le point d’orgue de ce cheminement.
La profondeur naît ainsi d’effets visuels à la ligne toujours claire. C’est tout l’art du film de Pazienza d’être intelligent et sensible dans des formes de cinéma à la simplicité venue des premiers temps. Deux corps projetés aux quatre coins du monde par effet de montage aura offert à cette édition de Cinéma du Réel l’une des séquences les plus surprenantes et poétiques. Nous y reviendrons, mais humilité et grandeur faisaient cette année bon ménage…
Images de la guerre et guerre des images : Distinguished Flying Cross de Travis Wilkerson (Prix international de la SCAM)
Dans Das Opa-Projekt (2008), Frederik Arens-Grandin tenait une caméra face à son grand-père, ancien soldat de la Wehrmacht, et l’interrogeait sur ses actes pendant la guerre. Devant les explications du vieil homme, le petit-fils semblait peiner à contenir une rage tenace, c’était le tribunal de la descendance. Dans Distinguished Flying Cross, un père américain raconte à ses deux fils quelques-uns de ses récits de guerre au Vietnam, alors qu’il y était devenu presque par hasard pilote d’hélicoptère. Le dispositif est simple : à quelques plans près une caméra fixe du début à la fin, à hauteur de chaise, face au père attablé. A droite, Travis Wilkerson (le réalisateur), à gauche son frère. Sur la table, quelques bières que l’on descend à mesure des paroles, plus dans l’esprit d’un apéritif anodin que d’un Eustache en compagnie de sa grand-mère. Loin d’une inquisition, le film s’ouvre sur des anecdotes potaches, les virées avec les copains au centre d’entraînement, un esprit de compétition joueur entre jeunes. Le père affiche une fierté rigolarde, les enfants sourient.
Distinguished Flying Cross n’est pas un film piège. S’il est malin, ni les filmés, ni les spectateurs ne sont dupes de ce que crée le dispositif. Derrière l’anecdote de fin de repas, c’est une thérapie familiale qui s’engage. La caméra qui enregistre face au père crée une distance : le psy, c’est le spectateur.
D’évidence, la figure du vétéran au patriotisme exacerbé ne colle pas. Il s’avère que la famille est pacifiste, le père n’a rien eu du sniper, ni le goût ni le fusil. Mais c’est subtilement que l’équivoque du service dans cette guerre se fait jour. Du camp d’entraînement aux combats, les anecdotes s’aggravent et traversent la complexité des sentiments et des souvenirs. Un trajet qui amène non au jugement mais à l’ambivalence des mémoires, de toutes, y compris celle du spectateur, malgré une construction plutôt systématique.
C’est qu’entre deux verres et anecdotes, surviennent des images d’archives militaires. On y voit ce que les fictions de guerre nous ont déjà montrées, jungles brûlées, peuple terrifié, G.I.’s poseurs ou hébétés, travellings en hélicoptère. Jolies filles, cadavres, rock’n’roll, fun et horreur.
La richesse du film de Travis Wilkerson, c’est la multiplicité des mouvements qu’il provoque, d’où parfois une difficulté à se positionner. Les archives, muettes et anonymes, ont au moins deux actions. Elles travaillent d’abord la perspective des récits du père, non qu’elles imagent car elles recouvrent plutôt la scène précédente, mais à chaque glissement des archives à la table familiale, ce qui survient est déplacé sous l’action du montage parallèle. D’où une évolution qui dépasse largement le récit apparemment central. Le second mouvement, sans doute le plus puissant, c’est la fiction. Ici nul insert direct du fictif, mais un tel renvoi des archives en couleur aux films de guerre, au soldat américain construit par le cinéma, que le spectateur s’embrouille. D’autant qu’il n’y a pas de rupture, peu de différences, le document du Vietnam est d’une extrême fidélité à sa reconstitution. Troublant réel lorsqu’il semble si bien fait… Dans le même élan, chaque parole sans images, chaque image sans parole, paraît une bribe d’histoire, un terreau d’aventures épiques. La fiction, aux États-Unis, serait-elle à ce point le moyen de se regarder qu’on ne puisse éviter de la convoquer ?
État d’un lieu (II) : Il Futuro del Mondo Passa da Qui d’Andrea Deaglio (Prix Joris Ivens)
Par rapport à Palazzo delle Aquile, le Prix Joris Ivens provoque un double déplacement géographique : du mezzogiorno au nord industrieux, du centre-ville de Palerme à la périphérie de Turin. On y retrouve pourtant une population marginale, sorte d’émanation post-moderne de la robinsonnade. Tout commence de photographies prises d’un pont, lesquelles dévoilent un fleuve, des berges boisées et le piémont alpin barrant l’horizon. Pas grand chose à voir, apparemment. Comme dans Blow Up, Il Futuro procède par grossissement et ce cliché contient bientôt une foule d’êtres et de récits dispersés derrière les fourrés. La réalisation navigue entre ces deux extrémités du cadrage : de rares retours au paysage initial, quelques fois à mi-distance, parfois au plus près des corps, des visages, et même des peaux.
S’il fait le récit de la pauvreté et de la marginalité de ces individus, ce film singulier ne s’en tient pas là, ici réside tout son intérêt. Ces vies alternatives sont guettées par des forces normatives (un parc et un golf en projet) et répressives. Mais le caractère « vague » du terrain lui permet aussi de contenir des possibilités de réinvention dans la façon d’habiter l’espace. On suit avec un espoir inquiet la captation sobre de ces hypothèses, qui ne se trouvent pas parasitées par des entretiens installés. Quand la voix émane, elle vient se poser de façon récurrente sur des cartons monochromes, moments d’écoute intense souvent dotés du trouble d’une incertitude : celle du corps qui enveloppe cette voix. Andrea Deaglio capte avec une simplicité ambitieuse et sensible la fragilité de ces existences qui s’inventent une présence forte, avec des moyens dérisoires.
Émanations mémorielles : Extraño Rumor de la Tierra Cuando se Atraviesa un Surco (secuencia 75, huerto de Juana Lopez, toma 1) de Juan Manuel Sepúlveda (Prix du Court Métrage)
Vingt minutes : un plan-séquence à l’intérieur duquel trois cadres successifs sont composés dans une continuité que l’on éprouve. On suit trois générations – une fillette, une jeune adulte et une vieille femme – affairées dans le potager d’un coin perdu de la jungle guatémaltèque. Le programme d’Extraño Rumor est à l’image d’une compétition de courts métrages marquée par un éclectisme impressionnant et des gestes souvent radicaux. Le film suit un étrange parcours, il se remplit peu à peu de gestes, de déplacements et de paroles qui semblent de prime abord tout à fait anodins. Le ciel laiteux et les sons entêtants de la jungle épaississent une atmosphère mystérieuse et opaque. Quelque chose semble rôder. Ce pourrait être ce serpent, dont on ne fait finalement pas grand cas. Extraño Rumor se gorge peu à peu d’une étrange dynamique dont on se demande parfois si elle n’émane pas de cette terre que l’on bine. Quoi qu’il en soit, le film se gonfle de la parole émergente de ces indigènes déplacés, d’une mémoire de la guerre civile des années 1980. Cette vieille femme trace-t-elle son sillon ? Creuse-t-elle sa tombe ? Communique-t-elle avec les esprits de cadavres enfouis dans une fosse commune ?
Douloureuse interface : Fragments d’une révolution, anonyme (Prix Louis Marcorelles)
Ce film est d’abord l’occasion d’établir une remarque à propos d’une certaine élégance de la programmation : celle de ne pas coller à l’actualité (Tunisie ou Égypte par exemple), de laisser au cinéma son temps propre, en dépit d’une urgence de rendre compte de la réalité. Une sélection ne court pas après le réel, elle le rencontre, formule des échos fertiles, dessine des circulations parfois inattendues et passionnantes. C’est aussi avoir de la suite dans les idées (et les programmations) : la sélection de Fragments d’une révolution vient prolonger celle de Cet endroit c’est l’Iran en 2010, collage aussi bref qu’éprouvant et poignant réalisé à partir de diverses captations effectuées lors des manifestations post-électorales de 2009. L’anonymat et cette forme de mutualisation d’images « brutes » trouvaient sa forme et sa force cinématographique dans l’idée d’une écriture désespérée du réel énoncée par un « nous ». On retrouve ici certains fragments présents dans Cet endroit c’est l’Iran (notamment l’attaque d’une caserne de bassidji), mais ils s’intègrent dans un dispositif réflexif et au sein d’une chronologie plus longue – remontant en amont des élections, notamment à l’hallucinante ferveur démocratique de la campagne. Ces anonymes (des Iraniens de France, vivant ainsi les événements à distance) se mettent en scène – même si l’on ne voit jamais leurs visages – devant claviers et écrans, interfaces précieuses et dérisoires entre ici et là-bas.
Fragments d’une révolution constitue une sorte de pendant documentaire – en plus réussi, si on peut dire – du Redacted (2007) de Brian De Palma ; à savoir une tentative de reconstitution d’un laps de temps en puisant dans la grande mare aux images multimédiatiques. L’énonciation des images de Cet endroit c’est l’Iran par (et pour) ce « nous » laisse place à une franche reformulation passant par des formes d’enchâssements semblables à des mises en abyme : écran dans l’écran, image dans l’image, image d’image. L’ensemble s’avère également plus écrit, un texte remarquable, sobre et déchirant, prononcé dans un persan à la douceur mélancolique. Cet endroit c’est l’Iran s’avérait un concentré brut de la violence des événements et de la conscience de l’image, Fragments d’une révolution repose davantage sur la douleur. Repasser le « film » des événements fait mal, tout comme l’échec patent de l’opposition – du moins l’impasse temporaire où elle se trouve. Puis il y a bien sûr le drame d’être ici, mais aussi celui, dans l’hypothèse où l’on serait là-bas, de penser que l’on pourrait y manquer de courage.
Question de représentation : La Mort de Danton d’Alice Diop (Prix de bibliothèques)
« La Mort de Danton, c’est un film d’horreur ? » demandait une adolescente, avant de voir le film. Amusante équivoque, saisissant amalgame, pour un documentaire qui n’a de similitudes avec le genre que de parvenir à effrayer le spectateur en montrant simplement les injustices archaïques qui contrôlent un monde qu’il pouvait penser moderne. Le réel peut parfois faire horreur surtout lorsqu’il semble s’acharner sur une innocente victime. Cette oppression, le spectateur va la découvrir aux côtés de Steve.
Le geste documentaire d’Alice Diop est gracieux. Il enveloppe Steve, comédien en devenir, qui vit un conflit tiraillant : assumer la complexité de ce qu’il est et parvenir à la communiquer aux autres. Les autres, ce sont les silhouettes anonymes des camarades du cours Simon. Les autres, ce sont aussi les gens du quartier de la Cité des 3000 à qui il cache qu’il fait du théâtre depuis trois ans. Diop ne lâche pas (au sens propre comme au sens figuré) le cœur de son film, Steve, surtout pas quand ce dernier semble au bout du rouleau. Qu’il soit filmé en gros plan dans des moments d’entretiens avec la réalisatrice ou dans son quotidien, il est au centre de l’image, comme isolé dans sa bulle de solitude. La trame narrative est cristalline : Steve arrive au bout de son parcours pourtant exemplaire, épuisé, frustré de ne pas pouvoir jouer des rôles de « blancs », surtout le rôle qui le fait vibrer : Danton. Mais par le biais du documentaire, par la force d’implication de la réalisatrice, Steve va parvenir, à défaut de réconcilier, à faire se rencontrer ces deux mondes dont il se sentait exclu. La bande de potes d’Aulnay-Sous-Bois est, un soir, parmi les spectateurs d’une représentation théâtrale.
En dehors du monde : La Place de Marie Dumora (Prix du patrimoine de l’immatériel)
La Place, c’est un camp alloué aux nomades par la ville de Colmar. La Place est un huis clos dans cet endroit « en dehors du monde » encerclé par de dangereuses voies ferrées, elles-mêmes couronnées par les Vosges.
La place de la réalisatrice, Marie Dumora, se situe, quant à elle, derrière la caméra. Une position qui rend compte avec honnêteté de son extériorité à la communauté qui vit en ces lieux. Cette caméra est observatrice autant qu’elle est observée. Elle est à la fois réceptrice des signes de mains des habitants qu’elle croise, des têtes d’enfants qui surgissent à tous les coins du cadre et s’autorise aussi des moments de « déconcentration », en suivant régulièrement les trajets des avions dans le ciel.
Après une exposition faite du quotidien des familles, on apprend à demi-mot par le doyen Ramuncho que la Place sera bientôt rasée. On croit voir ici le pivot narratif qui enclenchera le récit. Il n’en est rien. Non, le documentaire ne prend aucune route narrative. Au contraire, la caméra s’amarre et reste parmi cette population semi-sédentaire, se laisse porter par la houle du groupe, par les paroles (une vieille dame qui parle de la déportation des Tziganes), par les paysages (le doyen fait porter des palettes de bois pour surélever la réalisatrice afin qu’elle puisse filmer les vignes qui entourent la Place), et par les événements qui font vibrer la communauté (les messes et baptêmes).
La fin aurait pu être le début d’un autre film. Une jeune femme de la communauté se sédentarise. Au cours d’une séquence forte par sa longueur, elle arpente en long et en large un appartement à demi meublé. Ses enfants sont agités dans cet espace clos, tandis que la mère ne cesse de regarder par les fenêtres. Dépitée de constater cet horizon masqué par des barres d’immeubles, elle se console du moindre indice végétal, la promesse d’un parc voisin.
La Place laisse une étrange impression d’oisiveté et de sincérité. Dommage qu’il se termine sur une addition de cartons informatifs, qui, certes, résonnent avec l’actualité, mais qui viennent « recadrer » un film qui se distinguait par sa liberté de forme.
Déconstructions poétiques : The Ballad of Genesis and Lady Jaye de Marie Losier (mentions du jury Louis Marcorelles et du jury des bibilothèques)
Le premier long métrage de Marie Losier, qui a fait l’objet de deux mentions au palmarès du festival, est le fruit d’un travail de captation d’images et (séparément) de récolte de sons s’étalant sur plus de six ans. Par le tissage minutieux et dévoué des fragments ainsi récoltés, la cinéaste produit un récit aux multiples facettes. C’est d’abord l’histoire d’une rencontre que l’on nous conte : comment deux êtres parviennent ensemble à vaincre le sentiment d’aliénation qu’ils ressentent face aux injonctions de la société dans laquelle ils vivent, à le sublimer à travers une démarche autant existentielle qu’artistique, le projet de la « pandrogynie » : dépassement des limites de l’individu et du genre, transgression des normes et du langage par la transformation de son propre corps et sa fusion avec un corps du sexe opposé.
Mais ces événements constituent par ailleurs les plus récentes étapes en date de la vie artistique des deux protagonistes, dont le film évoque le parcours, notamment dans le domaine de la musique ou de la performance. Avec habileté et allégresse, il navigue entre les deux pôles qui bornent cette histoire, du plus conceptuel – l’héritage de William Burroughs et de la méthode du cut up – au plus instinctif – l’attraction et l’amour entre deux êtres, moteur de leur projet.
Les images 16mm tremblées renvoient à toute une tradition avant-gardiste, dans laquelle s’inscrit l’œuvre vivante de Genesis et Lady Jaye, tout en donnant aux images filmées une vibration déréalisante, au diapason avec les personnages dont elles dressent le portrait : une fois de plus dans sa filmographie, Marie Losier nous parle d’êtres qui ont choisi de voir le monde de façon oblique, d’explorer ses dissonances et ses paradoxes, d’en embrasser les violences pour les transformer en brutale beauté. La mise en scène de leur propre vie que mettent en œuvre Genesis et Lady Jaye est parfois redoublée par la cinéaste, qui en fait le matériau de scénettes fantasques. Mais en contrepoint de ces images extravagantes revient toujours la voix de Genesis. Parce qu’il/elle inscrit ses plus grandes excentricités dans un quotidien que tout le monde peut reconnaître, les rattache à des affects universels, son témoignage constitue un véritable point d’ancrage pour le spectateur, lui permettant de ressentir un réelle proximité avec ces vies pourtant hors normes.
Le marcheur et le coureur : Eine ruhige Jacke de Ramòn Giger (Mention spéciale du jury Premiers Films)
Le premier plan est saisissant. D’emblée nous sommes dans le film dont pourtant nous ne savons rien. Un homme mûr parle, il marche le long d’un corps de ferme. La caméra le suit de profil dans un travelling latéral improvisé. De la ferme derrière lui, soudain, un jeune homme sort en courant, surgit d’une porte, au moment même où celle-ci entre dans le champ. Dans sa course, le jeune homme épouse furtivement le mouvement de l’homme et de la caméra. La chorégraphie des corps dans le plan est parfaite comme trop bien écrite. L’introduction des personnages du film est saisie dans un plan au goût d’éternité. Nous comprendrons que le jeune homme s’appelle Roman, qu’il est autiste et que l’homme plus âgé est son pédagogue et instructeur. Cette séquence révèle finalement assez bien la relation des deux corps qui fera l’essence du film : le corps patient de Xaver, repère attentif et celui de Roman toujours menacé par la fuite. Le film émeut quand il arrive à documenter comment les deux hommes se tiennent l’un par rapport à l’autre, entre proximité et distance. Il trouve là une forme cinématographique pudique qui nous transcrit la complexité de la pathologie de Xaver sans passer par sa description clinique. Le documentaire du jeune Ramòn Giger possède cet art d’une minutie de la captation.
Il rend compte aussi d’un réel pacte documentaire avec l’implication de Roman dans le film. C’est ce dont témoignent ces plans tournés par Roman lui-même ou cet échange introductif qui s’inscrit sur l’écran (Roman est mutique et ne parle qu’en désignant les lettres sur une table alphabétique) : « Comment faire le film ? » lui demande le réalisateur – « En me racontant sans préjugé. » À voir le film qui arrive à lever une part, même infime, du mystère d’une intériorité a priori inaccessible, on peut considérer que la requête est exaucée.