Grand Prix du Cinéma du Réel cette année, Palazzo delle Aquile est aussi sélectionné à Cannes dans le cadre de la programmation de l’ACID, l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion. Ce n’est que justice, pourrait-on dire, au risque d’un mauvais jeu de mot avec l’objet même du film. Le film de Stefano Savona, Alessia Porto et Ester Sparatore ne prétend jamais réduire l’infinie complexité du réel : sur la justice, la démocratie, la politique, il pose d’innombrables questions, sans prétendre avoir réponse à tout. Sans dogmatisme, et en jouant avec finesse du comique, de l’épique, du film de mafia, pour mettre en scène une tragédie humaine. Il fait partager à son spectateur une expérience cinématographique et politique : celle qui a mené les trois cinéastes à partager nuit et jour pendant un mois un espace hautement symbolique investi par dix huit familles de mal logés : le Palazzo delle Aquile, le Palais Municipal de Palerme. Résister, et prendre position – par la parole et dans l’espace – tel est l’enjeu de ce film, autant pour les filmés que pour les filmeurs. Et en définitive, pour les spectateurs.
Un film politique
À Palerme, en Sicile, en octobre 2008, dix-huit familles expulsées de l’hôtel où elles étaient logées investissent le Palazzo delle Aquile : le Palais Municipal de la ville. Pendant un mois, Stefano Savona, Alessia Porto et Ester Sparatore enregistrent nuit et jour le combat qu’ils mènent de l’intérieur auprès des élus – et surtout contre eux – pour obtenir un logement décent. Un Palais pris d’assaut, le petit peuple révolté contre le Pouvoir : la révolution est en marche. Mais si révolution il y a, elle n’est pas de celles qui visent à une prise du pouvoir. L’enjeu de cette occupation du théâtre de la démocratie serait plutôt la prise de parole : se faire entendre, avoir voix au chapitre, pour que la représentation – celle qui est à la base du fonctionnement démocratique et rend légitime l’autorité des élus – fonctionne.
Or la salle du conseil municipal ne cesse d’osciller entre trois régimes de représentation. Elle est, dès le premier regard, le lieu de la « représentation du pouvoir », c’est-à-dire du pouvoir en représentation : celui de la mise en scène ostentatoire de ses signes, boiseries et pupitres, tableaux, moulures et plaques commémoratives, hauts plafonds et lustres anciens. Mais elle est bien, aussi, le lieu de la représentation des citoyens par les élus : deux membres de l’opposition centre-gauche apportent leur soutien à la lutte menée par les dix-huit familles, et se font les porte-parole de leurs revendications. C’est là que pointe, comme une dérive de la prise de parole publique, le troisième régime de représentation : la tribune politique menace sans cesse de devenir la scène spectaculaire, théâtrale, d’un déploiement d’une parole politicienne, risquant de déraper vers le discours de campagne.
Mais il ne faudrait pas pour autant en déduire que le film plonge tête baissée dans le manichéisme, celui de l’opposition séculaire des démunis et des nantis, des sans-voix et des maîtres du Verbe, des honnêtes gens et des politiciens véreux. Au contraire, il dessine avec une grande finesse la complexité du jeu politique, et met au jour sans stigmatisation simpliste les conflits entre la défense de revendications collectives et celle de ses intérêts propres : conflits dont ne sont pas exemptes les dix-huit familles elles-mêmes, confrontées à l’arrivée de nouvelles familles sans logements, dont les revendications sont tout aussi légitimes.
Le personnage du conseiller Fabrizio Ferrandelli incarne profondément la délicate ligne de partage entre la lutte pour les idéaux et la nécessité pratique de s’insérer dans les rouages de la machine politique pour la faire avancer – et, pour l’opposition, la faire dévier – un peu, un tout petit peu. Ligne de partage délicate, tant pour l’acteur politique, dont on voit qu’il risque toujours de se prendre au jeu et de s’y perdre, que pour le spectateur – et donc pour le citoyen – qui n’est jamais face à des personnes et des situations simples, dont les ressorts et les motivations seraient limpides. Que penser en effet de ce conseiller, qui se jette corps et âme au côté des dix-huit familles dans le match engagé, mais dont le cri de victoire final a une résonance vaguement tragique, quand on pense que les dix-huit familles n’ont obtenu que le retour à la case départ, un triste statu quo – l’hôtel : c’est toujours mieux que les containers et les roulottes initialement prévus, mais on est loin des revendications premières. Ne seraient-elles qu’utopies ? Et ce sera finalement sous des tentes que se passera la dernière séquence… Et l’on ne peut s’empêcher de penser que le conseiller n’est pas sorti indemne de son premier « jeu » politique : encore une fois, son cri de victoire, proféré du haut d’une fenêtre du Palais, au petit matin, semble signer la fin d’une innocence, l’expression d’une satisfaction à la fois puérile et mégalomane. On pense inévitablement au « À nous deux maintenant », lancé avec défi par Eugène de Rastignac, surplombant Paris du haut du Père Lachaise, à la fin du Père Goriot. Mais on peut voir là aussi le relâchement légitime après l’intensité d’une lutte menée aux noms d’idéaux, dont cette victoire est conçue comme une première pierre posée dans l’édification d’une politique plus juste. C’est certainement la plus grande richesse du film que de laisser toute sa place à l’infinie complexité du réel, sans jamais prétendre la réduire. Au spectateur, ensuite, de faire son propre chemin dans les méandres de cette réalité.
Locus non amoenus
Palazzo delle Aquile est donc avant tout un film politique. Un film qui concerne la polis, la communauté des citoyens, et leur capacité à s’organiser pour préserver les devoirs et les droits de chacun, pour garantir les libertés. Microcosme de cette polis, donc, le Palais, sous l’effet de son investissement par le peuple, se décompose en une multitude d’espaces, qui viennent d’une certaine manière briser la rigide architecture du monument, et sa contradictoire séparation d’avec les réalités quotidiennes : dortoir, cantine, terrain de jeu pour les enfants, le palais résonne soudain d’autres paroles : celle, déjà, du dialecte sicilien qui vient frapper contre les moulures et les dorures ; il devient le réceptacle de récits de vie intime : les femmes qui se rappellent, en se titillant les unes les autres, et avec un mélange de pudeur et de sincérité crue, leurs premiers émois amoureux ; il se transforme, surtout, en un terrain d’expérimentation de la vie en communauté : comme une cité en réduction, où il faudrait ré-inventer les règles de la vie ensemble. Il faut voir la magnifique scène de « partage » de la nourriture, qui transforme le lieu en une véritable foire d’empoigne. Il n’y a que dans les Évangiles que les pains se multiplient : ici, il faut les rationner.
Le Palais est donc tout le contraire de ce « lieu aimable », le locus amoenus devenu lieu commun de la poésie depuis l’Antiquité, où l’on se retire, à l’ombre de la végétation, près d’une source d’eau claire, pour se reposer et discuter entre amis, philosophiquement, loin de la violence du monde et de la politique. Ici, on est bien au cœur du quotidien le plus « vulgaire » (celui du peuple, vulgus) – l’eau est rationnée, les toilettes sont bouchées. On est au cœur de la lutte politique, au cœur de la lutte pour la vie, voire la survie. Non pas une Arcadie, ou un paradis terrestre, justement. Non pas un lieu utopique, mais un lieu qu’il convient bel et bien d’investir pour le remettre au contact des réalités. « Si Mahomet ne va pas à la montagne, la montagne ne va pas à Mahomet », rappelle un « personnage ».
Un film politique
Si Palazzo delle Aquile est un film politique, c’est aussi parce que le film accompagne, à tous les niveaux, cette occupation de l’espace et sa reconfiguration. Stefano Savona, Alessia Porto et Ester Sparatore se sont relayés nuit et jour pour pouvoir ensuite relayer l’événement par sa mise en forme cinématographique : ils ont instauré un état de veille permanent, dont le film est le prolongement, la veilleuse empêchant que l’obscurité ne se fasse. Le film n’est ni une simple chronique de l’événement, mais n’en est pas non plus la synthèse : il épouse le rythme inégal de la lutte, et sa longue durée ; sa fragmentation, et sa cohésion. S’il y a « prise de position », elle est dans cette prise de position spatiale : dans cette décision de vivre intimement le quotidien des dix-huit familles, au plus près d’elles. Une proximité, une intimité (et une humanité) sensibles à chaque plan, dans les cadrages serrés sur les visages, dans le sentiment constant que l’on a d’être « dans la mêlée », en même temps qu’est maintenue la distance du regard qui ne cherche pas à provoquer le pathos. Les cinéastes accompagnent le mouvement, sans coller à lui – et sans nous faire coller à lui – pour ne pas détruire toute possibilité de distance critique.
C’est en cela, également, qu’il s’agit bien d’un film politique. Insistons encore, car ces films ne sont pas si fréquents. C’est que la place du spectateur ne lui est pas assignée d’avance, qu’il n’est pas non plus cloué sur son fauteuil par des effets de manche. Comme a pu le faire, par exemple (sans lui ôter les qualités qu’il a par ailleurs) un film comme Draquila. Plus qu’un film politique, c’est un film, disons, démocratique. Si le film commence par une longue scène chaotique dans la salle du conseil municipal, ce n’est pas sans raison : c’est que nous sommes invités, non seulement à nous faire notre propre idée de ce qui se joue, à partir des données d’une réalité infiniment complexe, le film étant une incitation à la réflexion plutôt que l’assertion d’une thèse irrévocable. C’est que nous sommes invités à prendre la parole nous aussi, à investir cet espace de débat, pour, nous aussi, prendre place, et in fine, prendre position. Par le dispositif de prise de vue comme par le montage (réalisé par Ilaria Fraioli), le film instaure une possibilité de circulation entre les corps des filmés, celui des filmeurs, et notre corps propre, appelé à s’interroger sur sa propre position.
Briser le huis clos
Définir le film comme un « huis clos » ne peut se faire qu’au sens large, au sens où nous sommes durant presque toute la durée du film dans un même lieu fermé. Mais justement, si le Palais est, essentiellement, le lieu du « huis clos » — un espace fermé au public, soustrait aux regards, le lieu des décisions prises à l’écart – l’action menée par les familles vise à ouvrir ce lieu du pouvoir ; et l’enregistrement cinématographique participe de cette volonté de visibilité, de cette accessibilité du fonctionnement du système démocratique. Comme une machine dont on mettrait en lumière les rouages. Mais il va, justement, falloir aux familles sortir du Palais pour aller chercher un maire qui les fuit : profiter de la commémoration pour les victimes de la mafia pour aller piéger le maire Cammarata à l’intérieur de la cathédrale. La scène est un petit morceau d’anthologie, une scène satirique tirant parti des différents plans sonores et visuels à l’intérieur du champ : il faut voir ces femmes filmées de profil, au premier plan, leur long nez tordu comme celui des sorcières, oiseaux de mauvais augures médisant sur le maire : « On dirait un moribond ! (elle chante : « Glooooria… ») Qu’un pétard lui explose au cul ! » Les paroles du prêtre rappelant la Genèse et les imprécations de la femme s’entrecroisent : « Adam s’unit à Eve et son épouse, qui conçut et enfanta Caïn » – « Il est venu à l’église pour se foutre du Christ ! Le Seigneur devrait le paralyser » – « Caïn leva la main contre son frère Abel et le tua » etc. À l’arrière-plan, le maire, pieusement (mais on ne peut s’empêcher de dire « hypocritement ») agenouillé, écoutant ce récit de la Genèse ignore peut-être encore l’assaut dont il sera l’objet à la sortie de la cathédrale. Un instant, on replonge presque dans l’ambiance des films de mafia, avec le sentiment que le maire se fera tirer dessus à la sortie. Mais justement, non : l’entreprise des familles s’inscrit bel et bien dans le processus démocratique. On ne peut s’empêcher d’avoir le sentiment que du Palais à l’Église, la représentation, l’apparat, le cérémonial ne sont que les hypocrites masques sous lesquels l’Autorité vient se rendre inaccessible.
Finalement, la partie se jouera alors ailleurs : en plein soleil, à l’air libre. Illusion de transparence : le « huis clos » a simplement été déplacé : quelques élus, en cercle fermé, décident de la solution à proposer le lendemain à l’assemblée. Une réunion secrète ? On ne peut s’empêcher d’être étonné de la liberté avec laquelle tous s’expriment, comme si peu importait que la caméra soit là. Comme si, justement, ce n’était un secret pour personne que les problèmes se règlent ainsi, à l’écart, entre happy few. Et de rire devant la lucidité de ce commentaire fait par l’un d’eux : « 80% de nos discussions ne résolvent rien. » La solution qui sera celle d’un retour au statu quo ante. D’un retour à la case départ, ne peut-on s’empêcher de penser. La bouche est bouclée, l’affaire est donc close. Et pourtant non, cette conclusion ne serait pas non plus tout à fait juste : car on sent aussi que les lignes se sont légèrement déplacées, que cette action n’a pas été inutile. La fin reste ouverte, d’ailleurs, la lutte n’est pas terminée. Difficile de dire s’il faut conclure sur une note pessimiste, ou non. La réalité n’est jamais si simple, n’en déplaise à Berlusconi et ses nombreux pairs, à tous ceux qui, par l’image ou la parole, réduisent ou occultent le réel. Et qui, ce n’est pas anodin, réduisent les subventions accordées aux documentaires .