Enfant terrible de la Nouvelle Vague japonaise, Nagisa Ôshima a contribué avec d’autres cinéastes de sa génération à révolutionner le cinéma japonais, à le sortir de l’âge classique pour mieux lui faire épouser le virage de la modernité. Si Ôshima et ses confrères ont repensé leur art du point de vue de la forme et des conditions de production, ils ont aussi été à l’avant garde des bouleversements sociaux qui ont agité la société nippone tout au long des années 1960. Avec Furyo, sorti en 1983, L’Empire des sens (1976) est aujourd’hui le film d’Ôshima le plus connu du grand public, alors même qu’avec ces deux œuvres le cinéaste semble s’éloigner d’une critique frontale de la société japonaise de l’après-guerre – L’Empire des sens se situant dans les années 1930 et Furyo durant la Seconde Guerre mondiale – ainsi que du foisonnement formel qui a caractérisé certains films de ses débuts.
Si, quarante ans après sa sortie, associer l’imaginaire érotique japonais à ce film demeure un réflexe en Europe, il serait faux de croire que ce qui nous paraît typique de cette culture n’ait rencontré qu’approbation lors de sa sortie au Japon. Le film fit scandale dans un pays où certaines représentations de l’érotisme et de la pornographie restent cadenassées par un ensemble de codes. En montrant frontalement des actes sexuels non simulés et en ne floutant pas les poils pubiens de ses protagonistes (ce qui est tabou au Japon), le cinéaste s’est attiré les foudres de la censure. Pourtant, la présence de ces codes de censure n’induit pas que toute mise en image de la sexualité était absente des écrans japonais. Depuis les années 1960 et le développement d’un cinéma érotique appelé pinku eiga, la représentation et les questionnements liés à la sexualité et à ses perversions étaient somme toute monnaie courante. Ce cinéma « érotique » a d’ailleurs pu par certains aspects dialoguer avec les œuvres militantes de la Nouvelle Vague japonaise, si l’on pense notamment aux films de Kôji Wakamatsu qui, fausse coïncidence, est crédité dans L’Empire des sens en tant que directeur de la production. L’histoire d’Abe Sada, le nom de l’héroïne de ce drame, avait d’ailleurs été portée à l’écran au sein des circuits pinku eiga l’année d’avant par Noboru Tanaka, dans un excellent film intitulé La Véritable Histoire d’Abe Sada.
L’orgasme face au corps social
L’histoire de L’Empire des sens relate un fait divers survenu au Japon en 1936 : Abe Sada, une ancienne prostituée, devient domestique dans une maison bourgeoise de Tokyo et s’éprend de son maître. Tous deux s’enfuient alors, et trouvent refuge dans une auberge dans laquelle les deux amants s’évertuent à pousser au plus loin leurs expériences sexuelles.
Une fois détaché de son cadre social, le couple devient une entité en soi, une parcelle autonome vivant en marge du groupe. Mais d’un autre côté, il apparaît rapidement que cette marge est toute relative, car la singularité de ce mode de vie, le refus de se cacher fait de leur existence un point central autour duquel gravite la société. La chambre où se situe l’essentiel des ébats devient le centre du monde, un gouffre qui semble attirer et absorber quiconque rentre en contacte avec les amants. Il est en cela révélateur de voir le nombre de scènes au cour desquelles des personnages extérieurs assistent à leurs frasques sexuelles, ce qui est certes facilité par la spécificité des intérieurs japonais dans la façon qu’ont les différents espaces de communiquer entre eux. À vrai dire, le couple ne cherche pas non plus à se dissimuler, et érige même comme principe de répondre à ses instincts et pulsions sans se soucier véritablement du lieu ni de l’heure. Mais ce spectacle qu’il offre au petit périmètre qui l’entoure, la vision de cette sexualité débridée, dérange ceux qui sont amenés à y assister en les renvoyant à leurs propres désirs. Le scandale et le danger que représente pour la société l’attitude des amants résident surtout dans le fait qu’un tel type de comportement puisse se propager et contaminer le corps social. Cette quête de jouissance physique selon une logique égoïste et jusqu’au-boutiste peut s’avérer dangereuse et menacer toute cohésion sociale.
Mais si voir ce couple bousculer les hypocrisies de la société peut se révéler jubilatoire, il semble que cette volonté de faire tomber les tabous réponde chez Abe Sada au souhait de faire la paix avec elle-même en acceptant ses propres désirs. Ayant le sentiment que sa libido est extravagante en comparaison de l’idée qu’elle se fait de la norme, elle raconte s’en être ouverte auprès d’un médecin qui lui a simplement répondu qu’elle était « hypersensible ». Difficile de dire alors si son comportement représente sa norme à elle, ou s’il s’agit plutôt d’un retour du refoulé qui prendrait des formes extrêmes. Se sentant libérée par son amant, tout son être tend alors vers cette quête de jouissance, et quiconque sera amené à entraver son plaisir devra en subir les conséquences. Abe Sada peut vite se mettre en colère, et a autant de mal à maîtriser ses pulsions sexuelles qu’à prendre sur elle lorsqu’il s’agit d’affronter une autorité ou de faire face à la moindre remarque extérieure. Mais peut-être que ce rejet de l’autorité est inconsciemment une façon de repousser quiconque chercherait à édicter pour elle les façons acceptables de jouir.
De l’autre côté, les raisons qui poussent cet homme à suivre Abe Sada sont également troubles. Ce bourgeois abandonne finalement la vie confortable qui était la sienne pour suivre cette femme dans cette quête effrénée des sens. Son attitude est finalement le désaveu le plus cinglant apporté à la morale bourgeoise, à son conformisme et à son ennui. Mais il comprend rapidement que la voie qu’il a prise est à sens unique, et qu’aucun retour ne sera possible. Il accepte de se plier à sa logique à elle, tout en ayant conscience que cela peut le mener sa perte, ce qui interroge sur la place qu’occupe la pulsion suicidaire dans son choix de se soumettre aux désirs d’Abe Sada. Son attitude va aussi, dans le contexte politique international extrêmement tendu de 1936, à rebours des attentes du Japon impérial vis-à-vis des citoyens de sa classe. Une scène est en cela révélatrice, et dispense Ôshima d’en dire plus à ce sujet. Marchant dans la rue, l’homme croise un bataillon de l’armée nippone qui défile en rang, les soldats faisant claquer leurs bottes en s’enfonçant dans la profondeur de champs, tandis que sur le trottoir de gauche des badauds venus assister à leur passage les acclament tout en agitant des drapeaux. Notre homme, face à cela, occupe seul le trottoir droit, marchant tête basse en prenant le chemin inverse de la troupe que l’on imagine monter au front. Ce simple plan, de par sa composition, symbolise à quel point il s’est totalement détaché du corps social auquel il appartenait et des obligations qui en découlaient. La singularité de la trajectoire de cet homme, abandonnant par nihilisme, par désespoir ou par opposition lucide tous ses devoirs pour mieux se lancer dans une quête sexuelle autodestructrice, renvoie pourtant à un type de protagoniste que l’on retrouve souvent dans le cinéma japonais. On pense notamment aux Plaisirs de la chair, du même Ôshima et sorti en 1965, ou encore au remarquable Piscine sans eau de Kôji Wakamatsu, sorti en 1982. Dans chacun de ses films, il apparaît que seul le plaisir sexuel est encore à même de provoquer une sensation concrète quand tout le reste se révèle vide de sens.
Le corps dans le rouge
Le film ne joue jamais la carte de la belle image exotique. Pas de flou, de lents mouvements d’appareil qui tournent autour du couple, mais une approche sèche et directe, que cela soit via le choix des angles de caméra ou dans le montage. L’image reste avant tout frontale, et s’appuie en priorité sur des cadres fixes mettant en valeur les corps. Mais au sein du cadre même sont disposées un certain nombre de couleurs dessinant une ossature qui équilibre l’ensemble de l’image. Chaque plan fait écho à ceux qui le précédent ou le suivent en s’appuyant sur de fins rappels de couleurs qui donnent une dynamique au montage. À ce titre, l’utilisation du kimono rouge apparaît notamment comme l’élément central autour duquel s’articule toute la palette graphique du film. D’ailleurs, rappelons que le tire japonais du film est Ai no Korîda, que l’on peut traduire littéralement par « La Corrida de l’amour ». Que ce kimono rouge soit sur elle, ou à côté lorsqu’elle est nue, on sent que, même disposé dans la pièce de façon faussement négligée, un soin particulier a été apporté pour le mettre en valeur. Mais la beauté de l’image c’est aussi la beauté du corps de l’actrice sublimée par les cadrages, la lumière sur sa chair laiteuse, le noir de ses cheveux et de ses poils pubiens, et toujours ce rouge présent à la fois sur le kimono et sur ses lèvres.
Quant aux gros plans, ils ne sont que rarement frontaux, même si le réalisateur s’attarde durant certains ébats sur le visage de la comédienne, comme pour en scruter les mouvements et les soubresauts. Mais ce visage, lorsqu’elle se trouve assise sur son amant et qu’elle mène la danse, est souvent filmé en plongée, laissant ainsi surtout voir son front. Ce type de cadrage la rend d’autant plus mystérieuse qu’il procure toujours ce sentiment que quelque-chose nous est caché, et nous empêche de véritablement accéder à la psyché de cette femme. Cette impression est aussi accentuée par le regard mi-clos qu’a souvent l’actrice, et qui lui donne ce faciès inquiétant de quelqu’un qui semble à moitié conscient, c’est à dire avant tout soumis à une logique inconsciente qui semble l’envahir sans garde-fou. Car le cinéma d’Ôshima, tout en s’évertuant à porter un regard critique sur la société japonaise à travers les âges, n’omet jamais pour autant de s’interroger sur l’ensemble des pulsions primitives qui régissent nos comportements, sur tout ce qui se trame de mystérieux et d’obscur dans notre inconscient.