Réalisé en 1961 dans les décors naturels des petites villes du Missouri, sans gros moyens mais non sans courage, The Intruder fait figure… d’intrus dans la filmographie de Roger Corman. Le cinéaste, personnage incontournable du cinéma et de la cinéphilie américains, excelle alors dans des adaptations d’Edgar Poe (La Chute de la maison Usher, L’Empire de la terreur, Le Corbeau…) et ravit les foules avec l’acteur Vincent Price. C’est la lecture du roman homonyme d’un membre de sa petite troupe de scénaristes, Charles Beaumont, qui l’éveille à la cause intégrationniste de ces années Kennedy, et l’amène à réaliser un brûlot militant d’une gravité à laquelle il n’avait pas habitué son public. Celui-ci ne se presse pas aux projections, malgré un succès critique et plusieurs sorties successives sous des titres différents. Pourtant, bien plus qu’un film « de gauche » qui dénonce une société raciste et brutale, Corman propose, à travers le portrait d’un démagogue, une réflexion d’une troublante actualité sur cette relation assez singulière et perverse qu’entretient le peuple américain avec le vrai et le faux, la « vérité » du bon peuple contre les « mensonges » d’un État fort qui siège à Washington. À l’heure des « fake news », The Intruder replace l’actuelle ploutocratie américaine façon Trump dans une histoire longue et ancienne, celle du pays qui donne des leçons de démocratie au monde entier tout en occultant la violence et les conflits sur lesquels lui-même s’est construit.
Bon sang ne saurait mentir
« Who’s law ?», « Qui est la loi ?» demande Adam Cramer, démagogue au physique lisse et rassurant qui va pourtant incendier les esprits de la petite ville de Caxton, jusqu’à raviver les plaies mal refermées de la Sécession. Qui est la Loi ? Est-elle du côté de l’État, qui impose à la population de cette bourgade sudiste les nouvelles règles « intégrationnistes » (le lycée doit ouvrir ses portes aux élèves de couleur) ? Ou est-elle du côté de ce bon sang blanc tout disposé à répondre aux sirènes d’un leader rebelle qui promet de les rétablir dans leur supériorité perdue ? Pour l’Amérique WASP des sixties, être « souchard » c’est, déjà, refuser de se faire voler sa liberté par des « étrangers » — juifs et communistes : ce qu’on ne nomme pas encore populisme en appelle déjà à ce fameux « peuple » dont la cause est la seule qui importe. La Patrick Henry Society, au nom de laquelle Adam Cramer s’exprime devant la foule conquise de Caxton, prétend ainsi lutter contre les mensonges de l’État, dont la violence s’incarne alors dans les lois contre la ségrégation raciale. Emprisonné, le leader créé par Roger Corman s’inscrit dans une lignée de « révoltés » prestigieux : Socrate, Lénine, Hitler… excusez du peu. Pour incarner ce leader, Corman choisit une sorte de gendre idéal (William Shatner, le futur capitaine Kirk de Star Trek). Mais le héraut de la cause blanche avance tout d’abord masqué : il a en effet tout du démocrate pestiféré lorsqu’à sa descente du bus qui le conduit dans la petite ville il déclare travailler pour les « réformes sociales ». Il ne perdra jamais totalement cet air louche, duplice, insincère, celui de l’homme qui avant tout cherche à plaire et à séduire, et qui n’utilise la cause raciale que pour être suivi, servi, obéi, plus que par conviction profonde.
Petit film fauché réalisé avec brio, The Intruder a du culot : loin de la fresque lourdingue ou du film à thèse, il offre un équilibre efficace entre un portrait subtil et accrocheur d’un leader charismatique et ambigu, et une vision terrible, dépourvue de toute auto-censure, d’une société américaine divisée et haineuse. The Intruder ménage ainsi quelques scènes fortes où la violence, sociale ou dramatique, est restituée avec un sens de l’image et une tension qui en font un film passionnant : le défilé nocturne du Ku Klux Klan, la découverte soudaine et brutale de la misère des suburbs noirs de la petite ville, ou encore le duel dans la chambre d’hôtel entre le séducteur Cramer et le justicier Griffin tiennent à la fois du film politique, d’une forme de réalisme social et d’une théâtralité qu’on dirait tirée des meilleurs Lumet de ces années-là.