Wild Side nous propose en DVD un des classiques de la carrière riche et variée de Roger Corman : Un baquet de sang. Sorti en 1959, le film, tout en réalisant une satire des Beatniks, dresse le portrait d’un homme simple aspirant à sortir de son existence misérable, afin de vivre une vie d’artiste reconnu et admiré. Mais à quel prix ?
Un baquet de sang est souvent présenté comme une satire des beatniks des années 1950. Certes, le film se situe dans un bar où se réunit une faune de marginaux, de poètes, de musiciens et de plasticiens, aux attitudes toutes plus ou moins grotesques, délirantes et égocentriques. Mais le sujet aurait gardé toute sa force et toute sa pertinence dans un cadre autre que celui-là, dans une époque différente. Car c’est le personnage principal en lui-même qui est fascinant, et ce beaucoup plus que le milieu dans lequel il baigne. L’histoire d’un individu ne supportant plus sa condition et aspirant à être un autre, quelqu’un d’important et d’admiré, reste un thème qui bien évidemment pourrait s’intégrer dans n’importe quel contexte, et se décliner à l’infini. D’ailleurs, le film en lui-même peut être considéré comme un remake de L’Homme au masque de cire d’André De Toth, lui-même inspiré du Masque de cire de Michael Curtiz.
Dans ce film, un serveur un peu simple d’esprit travaille dans un bar d’avant-garde, au milieu d’une faune de beatniks, dans laquelle se mélangent des soi-disant artistes, des marginaux, des drogués. Impressionnable, il est donc chaque jour témoin de comportements grandiloquents qui le fascinent, qu’il admire et face auxquels qui il éprouve un grand sentiment d’infériorité. Naïvement, il aspire à être lui aussi un créateur, à être admiré, riche, ce qui bien sûr lui permettrait du coup d’attirer les femmes, et notamment la belle Carla, sa collègue. Rentrant chez lui avec de l’argile, il s’installe à sa table afin de créer une œuvre. Mais rien ne sort de la matière. Tuant un chat par accident, il en profite pour entourer d’argile le corps de l’animal, et le présente dès le lendemain à la clientèle du bar qui est impressionnée. S’ensuit alors une escalade, et aux cadavres d’animaux se substitueront ceux des hommes.
Le film frappe d’emblée par son extrême crudité, par son rythme, ses espaces feutrés et ses éclairages inquiétants. Pas de noir et blanc lumineux ici, mais quelque-chose d’étouffant, de poisseux. L’appartement du personnage principal, harcelé par sa gardienne, est d’un sinistre rare. Le poids de la crasse y est sensible, de même que l’absence de lumière convoque le hors-champ, que l’on imagine facilement être un quartier insalubre, d’une extrême pauvreté. Quelque chose proche de l’univers de Dostoïevski se dégage de ce film, que cela soit au niveau du rendu des lieux, mais aussi dans ce qui constitue les aspirations et les obsessions propres à un individu isolé. Une fois de plus chez Corman, ce film fut réalisé avec un budget réduit. Du coup, l’action se passe dans un périmètre restreint, dans peu d’espaces différents, et provoque ainsi cette atmosphère de claustration propre à retranscrire l’aspect étouffant et aliénant de l’existence de cet homme. Si les personnages apparaissent d’emblée comme étant caricaturaux, la façon dont ils sont certes typés créent un effet saisissant, délirant et oppressant. La force de l’ensemble tient de ce que l’univers face à nous, que cela soit les lieux ou les visages, est d’une violence et d’une agressivité extrêmes. Les rapports humains ne sont que rapports de force, de soumission ou d’humiliation. Ce que l’on ne possède pas est forcément envié, désiré, et ce jusqu’à la folie, jusqu’au meurtre.
Par le biais de sa simplicité, de sa naïveté, ce que perçoit ce personnage en observant le milieu dans lequel il est malgré lui immergé, c’est que le monde artistique est régi par des rapports de classe. L’artiste ne vit pas à égalité avec ses semblables, il a une posture qui surplombe les autres. On a envers lui des intentions que l’on n’a pas avec autrui. Il est une sorte de surhomme, admiré, riche et attirant. Et cela, l’esprit simple du serveur le comprend parfaitement. Ses actions révèlent finalement le fond véritable des aspirations crasses des âmes présentes dans ce repaire. Il est le reflet, le miroir des attitudes de ceux au milieu desquels ils se trouvent. L’Art ne vise pas uniquement à atteindre la beauté, il est hélas pour beaucoup une façon de se positionner socialement, d’assurer sa réussite sur le plan à la fois financier, mais aussi sexuel. D’abord spectateur d’un monde qui le fascine, le serveur veut sa part d’admiration, d’estime, de respect et de caresses. Il ne peut se résoudre à vivre dans le néant.
D’une durée assez courte, puisque que le film ne dépasse pas une heure et quart, Un baquet de sang ne perd pas de temps, immergeant d’emblée un spectateur qui n’aura jamais le loisir de refaire surface le temps récit. Roger Corman s’impose comme un des réalisateurs les plus efficaces qu’ait connu le cinéma, possédant un sens du rythme et du timing à nul égal. La copie de Wild Side est, comme toujours avec cette collection, d’une bonne facture, sans atteindre des sommets. De même, les habitués de cette série ne seront pas surpris de voir qu’aucun bonus n’accompagne le film. Mais, au vu du prix (logiquement 10 euros dans un premier temps), tout cela est fort respectable.