L’année 2010 est-elle l’année Corman ? Recevant lors de la dernière cérémonie des Oscars un oscar d’honneur, le génial cinéaste aura vu depuis janvier pas moins de sept de ses films sortir en DVD en France. Après l’éditeur Seven 7, c’est au tour de Wild Side de publier ces jours-ci trois d’entre eux, parmi lesquels L’Halluciné, film improbable co-réalisé avec Francis Ford Coppola et Monte Hellman, et interprété par le jeune Jack Nicholson.
L’Halluciné fait partie des films qui ont fait la légende de Corman. Car n’en déplaise aux romantiques de la création, pour qui l’œuvre se doit de mûrir et de répondre à un besoin enfoui au plus profond de l’être, un film comme celui-ci s’est fait au dernier moment, par pur pragmatisme. Disposant d’un décor de château ayant déjà servi, Corman profite de l’occasion qui lui est donné, et demande à son scénariste de concocter le plus rapidement possible une histoire ayant lieu dans ce cadre précis. La chose sera rapidement faite et, quelques jours plus tard, le scénario est prêt. Cela dit, les concours de circonstances feront que ce qui était censé être un projet rapide à exécuter s’avérera on ne peut plus compliqué, et ce à un point tel que Corman sera absent d’une partie non négligeable du tournage. Ses assistants prendront donc le relais à plusieurs reprises, et le jeune interprète principal lui-même donnera les derniers jours quelques coups de manivelles. Toutefois, il convient de préciser que ces jeunes sous-fifres avaient pour nom Francis Ford Coppola et Monte Hellman. De même, l’acteur en question, alors âgé de vingt-six ans, n’était autre que Jack Nicholson.
Un tel turnover aurait pu être préjudiciable, surtout lorsque les personnes effectuant les remplacements ne sont pas de simples tâcherons, mais bien de futurs grands metteurs en scène. Pourtant, même si l’impression d’ensemble du film reste étrange, il n’en réside pas moins qu’une certaine homogénéité se dégage, et que l’on suit sans difficulté l’histoire qui nous est contée. La raison de cette continuité provient peut-être de l’excellence de l’interprétation du jeune Nicholson. Son élégance et son obstination tiennent le récit, et donnent finalement la mesure. Le rythme imprimé par son corps, sa démarche et par son désir de vérité annihile les velléités de mise en scène de chacun. C’est pourquoi le spectateur, en s’attachant à ce personnage, cherche lui aussi à découvrir le fin mot de l’histoire, et se laisse finalement prendre sans trop de problème.
Le choix, pour des raisons économiques, d’un nombre limité de décors et de lieux, contribue véritablement à créer l’étrangeté du film. D’un château désert à un paysage désolé, tout nous ramène dans un espace temps qui apparaît comme sans lien avec la société, avec la civilisation, avec le monde. L’obsession de chacun est donc d’autant plus vertigineuse, que rien ne vient rappeler aux protagonistes qu’il existe autre chose. Les scènes d’intérieur apparaissent clairement dans la lignée des films de Corman adaptés d’Edgar Allan Poe. Mais l’originalité du film provient de la mise en scène des extérieurs. La côte et les rochers, arides et définitivement vides, sont comme des paysages lunaires, comme hors du temps. Lors de la première séquence, l’arrivée à cheval de Nicholson dans cet endroit fascinant et sinistre, donne d’emblée au film son aspect inquiétant, immergeant le spectateur dans un lieu où l’on n’aimerait pas s’attarder. La grande réussite de ces premières minutes tient à ce qu’il est difficile de réfléchir et de prendre pied sur des assises stables afin de se projeter dans le récit. Nous sommes, tel le personnage, victimes d’une insolation, frappés par le soleil. Et le monde que nous découvrons à notre réveil, malgré notre résistance, nous impose sa logique.
Ce monde en marge sert finalement un récit qui, malgré l’urgence dans laquelle il fut écrit, n’en est pas moins troublant. L’Halluciné est l’histoire d’un jeune officier de l’armée napoléonienne alors en pleine déroute, échouant sur la plage d’un lieu étrange. Après avoir perdu connaissance, il revient à lui grâce à une jeune femme d’une grande beauté qui, peu après, disparaît. Mais envoûté par cette apparition, l’officier français fait alors tout pour retrouver cette douce créature, et se voit amené aux portes d’un château habité par un certain baron von Leppe. Ce qu’il découvre dans un premier temps, et ce à force d’obstination, c’est bien sûr ce qu’on daigne lui raconter. La baron aurait épousé il y a longtemps une fille du peuple. Mais en revenant d’une guerre à laquelle il avait pris part du fait de son rang, il découvre que sa femme, durant son absence, l’a trompé avec un homme de basse condition. Lors d’une conversation entre l’officier napoléonien et le baron, les deux hommes évoquent leurs origines nobles, et font référence aux troubles qui agitent l’Europe depuis la Révolution française, à la remise en cause des valeurs hiérarchiques et des privilèges. Ainsi, la dimension fantastique prend sa source dans un bouleversement historique. Ce lieu hors du monde serait d’une certaine façon une tentative désespérée de maintenir un ordre ancien. Le fantastique tel qu’il se développe est au fond nourri par l’idée de la chute, par le désenchantement consécutif au bouleversement des valeurs. Les grands chamboulements liés à la Révolution française précipitent le fin d’un monde, et ce au grand désespoir de certains. Ce qui est passé n’est pas mort, et se rappelle à nous par l’intermédiaire d’apparitions surnaturelles. À l’intersection d’un renversement politique, des hommes choisissent de vivre dans un espace temps irréel, fantasmé, fantastique et donc forcément peuplé de fantômes.
Étrange, obscur, obstiné, le film est captivant et, disons le mot, efficace et sans fioriture. De toute façon, Corman ne prend jamais aucun sujet de haut, respecte ce qu’il raconte et s’y colle. Bizarrement, et ce contrairement au reste de la collection Vintage Classics de Wild Side, la qualité de la copie est d’une laideur assez rare aujourd’hui dans l’édition. L’ensemble donne l’impression d’une vieille VHS dégueulasse, aux couleurs délavées, pixellisé comme au bon vieux temps des premières collections DVD à bas prix. Pourtant, le principe de la série Vintage Classics était de redonner vie à des films déjà sortis dans des copies immondes, en s’attachant à proposer une image et un son corrects. Enfin, comme d’habitude dans cette collection, aucun bonus n’accompagne le film.