En 1955, alors que la Hammer pose les bases de sa résurrection de l’ère des monstres avec Le Monstre de Val Guest (une nouvelle ère qui commence véritablement en 1957, avec le Frankenstein s’est échappé de Terence Fisher), Roger Corman commence sa carrière de réalisateur, pour ce qui semble alors être une collection de films de tâcheron. Désirant avant tout tirer parti de la popularité des films de monstres d’alors, Corman se lance dans la réalisation avec des moyens réduits et une galerie de créatures qui restent aujourd’hui dans l’histoire comme des exemples de créations ringardes et ridicules. Opportuniste en diable, et maître dans l’art de sentir tourner le vent, Corman tire les leçons de l’œuvre de Terence Fisher et signe avec les producteurs de chez American International Pictures un contrat portant sur la réalisation de huit films inspirés des écrits d’Edgar A. Poe. Une série qui demeure un cas unique dans l’histoire des adaptations fantastiques (les huit films sont tournés et sortis en moins de cinq ans), où Roger Corman a su gagner ses lettres de noblesses, et où Vincent Price compose certains de ses plus beaux rôles.
Les cinéphiles amateurs de Howard Phillips Lovecraft connaissent les difficultés que le septième art a à transposer à l’écran le monde si personnel de l’auteur de Nouvelle-Angleterre. Edgar Allan Poe, de cent ans l’aîné de Lovecraft, évoque dans ses œuvres un monde sensoriel onirique et cauchemardesque au moins aussi profondément littéraire, et auquel le cinéma s’est bien moins intéressé, si ce n’est pour la nouvelle bien connue du Chat noir. Lorsque le jeune réalisateur Roger Corman s’embarque pour huit adaptations de l’auteur, c’est autant son œuvre que celle d’une équipe qui le suivra presque toujours – une équipe dont le travail remarquable contribue à donner une véritable identité visuelle et narrative, au carrefour de l’expressionnisme allemand et du giallo à ce qui s’impose comme une véritable saga.
La Chute de la maison Usher (House of Usher, The Fall of the House Usher, 1960)
Fort de son partenariat avec AIP, Roger Corman réalise avec La Chute de la maison Usher son premier film à « gros budget » (250.000 $). Ses précédentes productions, où il tournait en même temps deux films en noir et blanc, étaient destinées à une sortie conjointe en double feature. Le film sera tourné en quinze jours, ce qui le change certainement de sa Petite Boutique des horreurs, tournée la même année en deux jours et une nuit. Le film met en scène un casting réduit de quatre acteurs, avec Vincent Price dans le rôle de l’évanescent Roderick Usher. Son budget plus important n’empêche pas Corman de réagir au plus vite, en bon opportuniste qu’il est : ainsi, la scène de l’arrivée à la maison Usher du jeune premier Philip Winthrop (interprété par le futur producteur furieusement bis Mark Damon) le voit chevaucher sur une lande désolée, où les arbres sont rachitiques, dénués de végétation, et où le sol est noirâtre. Cette scène a été tournée sur les lieux d’un incendie, survenu au moment du tournage, et où Corman a précipité son équipe pour pouvoir bénéficier d’un décor adapté à bon compte. Quant à l’évident incendie final qui va ravager la maison, il est mis en scène grâce aux images d’une grange consumée par les flammes – incendie allumé par Corman lui-même, qui avait appris que ladite grange allait être démolie.
Pour le reste, Corman reste en intérieur, et on est bien loin des délires surréalistes de l’adaptation de Jean Epstein en 1928. Pourtant, les deux films partagent leur attachement formel à l’expressionnisme allemand – comme d’ailleurs toute la « saga Poe » de Corman. L’auteur, dans sa nouvelle, associe de façon évidente la décrépitude de la bâtisse au délabrement mental de Roderick, frère peut-être fruit de générations incestueuses de la diaphane Madeleine. La jeune fille meurt quelque temps après l’arrivée du narrateur, pour être enterrée un peu trop précipitamment dans la crypte d’une maison qui paraît presque vivante. La narration de Poe est extrêmement singulière : ainsi, la résurrection de Madeleine, son évasion de son tombeau se déroulent exactement en conjonction avec la lecture par le narrateur d’évènements analogues dans le (fictionnel) Mad Tryst de sir Launcelot Canning. Cette simultanéité exacte ne peut qu’être le fruit du surnaturel, comme si Madeleine elle-même se prêtait à la mise en scène des effets de terreur invoqués par Poe, à la théâtralité de l’horreur. Nous sommes ici dans un récit symbolique, qui porte la marque troublante, car anachronique, de conceptions oniriques freudiennes – la maison-esprit de Roderick brisée s’enfonçant dans les eaux figurant bien le basculement du malheureux dans la folie.
De ce cauchemar symboliste, Roger Corman et Richard Matheson tirent une histoire bien plus traditionnelle en apparence. Madeleine et Roderick sont les héritiers de la famille Usher. La première est tenue recluse par son frère dans la maison familiale, jusqu’à l’arrivée de son fiancé. Prétextant la faiblesse de Madeleine, Roderick tente de renvoyer l’encombrant fiancé par tous les moyens avant que, de mystérieuse façon, Madeleine ne meure, et qu’elle ne soit – prématurément, évidemment – enterrée. Elle ressortira de la tombe, et sonnera alors le glas de la maison Usher.
Point de maison vivante, ici. Comme dit précédemment, la lande locale est tournée sur les lieux d’un incendie, tandis que la maison elle-même se résume à trois pièces, créées en studio. Sombrement explicatifs, les dialogues donnent le ton, et pallient les insuffisances de la mise en scène : c’est ainsi qu’on apprendra que les Usher souffrent de sens exacerbés, douloureux. Ce qui eût pu donner à Corman l’occasion de folies de mise en scène grandioses – mais qui n’est finalement que l’opportunité pour Vincent Price de donner vie au script de Richard Matheson. Price, l’un des plus belles voix du fantastique, bénéficie en outre de lignes de dialogues d’une élégance raffinée, d’une mélancolie fin de siècle, qui rendent quant à elles pleinement justice à l’idée que la nouvelle donnait de Roderick. On soulignera également la beauté merveilleuse des tableaux représentant la famille Usher – une longue lignée de malades mentaux violents et assassins. Cette galerie de portraits est d’une telle intensité qu’elle évoque presque la description terrible que Poe donne de la folie de Roderick dans la nouvelle.
Costumes et décors, photographie et dialogues sont ainsi d’une suprême élégance, mais la mise en scène ne suit guère. Comme paralysé par l’indigence de ses moyens, Corman ne se laisse guère aller à la folie qui eût pu être la sienne. Une seule scène présente un intérêt à cet égard : lorsque Philip Winthrop cauchemarde après la « mort » de Madeleine. Dans cette séquence, Corman déforme la structure de son image, la soumet aux filtres de couleur les plus extravagants, construisant un monde onirique qui pénètre le monde réel (on se souvient ainsi des couleurs projetées sur le visage rendu fou et les mains ensanglantées de Madeleine) par la suite, qui fait directement appel à l’expressionnisme allemand, et qui rejoint directement la nature profondément fantasmatique de l’œuvre de Poe.
La Chute de la maison Usher est le premier véritable succès public de Roger Corman, ce qui le confirma en tant que collaborateur d’AIP pour sa série des huit films, et qui lui permit en outre de bénéficier, par la suite, de budgets relativement plus confortables.
La Chambre des tortures (The Pit and the Pendulum, 1961)
L’année suivante, La Chambre des tortures profite donc du succès considérable de La Chute de la maison Usher pour, sans avoir l’air d’y toucher, reprendre la nouvelle à l’origine du film et l’intégrer à celle du titre, Le Puits et le Pendule. Chez Poe, la nouvelle tient avant tout de l’exercice de style, mettant le lecteur en position d’identification avec un narrateur emprisonné dans un engin de torture. La volonté de Poe est manifestement de rendre communicative la terreur claustrophobe du narrateur. Si la gageure est brillamment tenue par la nouvelle, ni Corman ni Matheson, toujours au scénario, ne se risquent à tenter l’adaptation à l’écran. Ce n’est pas pour cela que le film démérite : au contraire, il demeure peut-être le plus influent des huit films.
La Chambre des tortures narre donc l’histoire de Nicholas Medina, châtelain et veuf, qui reçoit la visite de son beau-frère, déterminé à comprendre les nébuleuses circonstances de la mort de sa sœur. Le château abrite les engins de tortures (parce qu’il fallait bien placer les fameux Puits et pendule quelque part, pensez-vous) de l’aïeul de Nicholas Medina, ce qui suscite la méfiance du frère de la défunte, qui fera tout pour prouver la culpabilité du mari.
Formellement, La Chambre des tortures rappelle La Chute de la maison Usher : là où ce dernier commençait par un générique aux fumées de couleurs, La Chambre débute avec des volutes d’encres colorées ; le prologue voit dans les deux films un étranger arriver dans un château isolé et se voir, de prime abord, refuser l’entrée ; les peintures et décors sont ceux du film précédent, Vincent Price tient une fois encore le rôle principal… Alors, copie conforme ? On en est loin. Avec La Chambre des tortures, Roger Corman lâche la bride à sa caméra, qui désormais vogue avec gourmandise dans un décor outrageusement gothique dont elle prend plaisir à souligner les extravagances ; il multiplie les angles de vue pour ses champs / contrechamps ; se permet des plans de coupe incroyables, d’une vivacité extraordinaire, des plongées et contre-plongées, des distorsions d’images, des filtres de couleurs grandioses… Cette mise en scène lie à la fois le film aux influences expressionnistes et au legs d’importance qu’il laissera à toute une génération de cinéastes italiens qui, à la suite du film, codifieront le giallo. Et le dispositif du puits et du pendule, moment de bravoure attendu, n’apparaît finalement que comme une étape obligée vers une conclusion annoncée par l’argument – la véritable angoisse, la véritable horreur, est distillée par tout ce qui précède sa révélation ; le finale dantesque faisait finalement figure de libération.
Nous sommes toujours dans un film au budget dérisoire, aux décors récupérés et « remis à neuf » à grands coups de toiles d’araignées, aux costumes de seconde main : pourtant, Corman dirige mieux ses acteurs, allège leurs plages de dialogue pour renforcer l’aspect visuel de sa narration. À cet égard, il s’approprie véritablement son film – autant qu’il peut le faire sur le plan scénaristique, d’ailleurs. Le scénario, nous l’avons dit, est plus fidèle à la nouvelle de La Chute de la maison Usher que le film homonyme. Nicholas Medina est un personnage épuisé, mélancolique, perdu, habité peut-être de la tentation homicide, qui évoque profondément Roderick Usher ; tandis que le château Medina tient de la construction fantasmatique. Creusé de passages secrets, de portes cyclopéennes figurant volontiers des bouches monstrueuses, d’une salle de torture effroyable, la construction semble vivante, malveillante, labyrinthique, insaisissable.
Le génie de Richard Matheson s’exprime pleinement dans ce traitement du Puits et le Pendule, qui tient autant du récit fantasmagorique paranoïaque à la Poe que du plus pur film d’horreur (le caractère extrêmement démonstratif du film en fera d’ailleurs, de son propre aveu, l’un des favoris de l’écrivain contemporain Stephen King)… que du polar. Car La Chambre des tortures fonctionne selon un mécanisme de roman policier, à la Agatha Christie, dont le retournement de situation final laisse le spectateur pantois. Un spectateur qui est mené, tout au long du film, selon les règles du whodunit, à considérer par lui-même les solutions à l’énigme – bien malin qui démêlera, cependant, les fils de l’intrigue…
John Kerr, Luana Anders, Antony Carbone et Barbara Steele (fraîchement débarquée d’Europe et du merveilleux Masque du démon de Mario Bava) complètent le casting d’un film où Vincent Price campe un rôle central, mais secondaire. La Chambre des tortures est l’occasion de voir des personnages féminins plus présents, plus consistants que la transparente Madeleine Usher – plus obsessionnels aussi, que ce soit pour Don Medina ou pour le réalisateur, qui centre tout son film sur les sentiments d’amour fou et de désir passionnel.
Ancré dans le rêve et dans le fantasme, La Chambre des tortures annonce les codes du giallo, fait le lien avec l’expressionnisme, et constitue, malgré ses infidélités à Poe, l’un des sommets de la série en termes adaptation, ayant brillamment assimilé l’esprit poétique et pervers de l’univers de l’auteur.
L’Enterré vivant (Premature Burial, 1962)
Avec son troisième film, Roger Corman délaisse AIP et tente de produire son film ailleurs, chez Pathé, ce à quoi il parvient avant que Samuel Z. Arkoff, l’une des têtes d’AIP ne reprenne les choses en main dans un grand moment de diplomatie commerciale. Cela dit, le film ayant été commencé sans Vincent Price (alors sous contrat chez AIP), c’est Ray Milland (Le crime était presque parfait) qui tient le rôle principal. C’est également le premier film où Roger Corman donne la vedette à Hazel Court, une transfuge de la Hammer (Frankenstein s’est échappé) qui marquera de son empreinte la saga Poe, les productions Corman et… l’histoire des Scream Queens.
L’Enterré vivant trouve sa source dans une compilation réalisée par Poe autour du phénomène… des enterrés vivants, oui. La somme réunie par Poe, glaçante, fait l’effet d’un catalogue hallucinant d’anecdotes macabres, terrifiantes, dont on perçoit rapidement ce qu’un traitement de films à sketches aurait pu apporter. Curieusement, l’option retenue par les scénaristes Charles Beaumont et Ray Russell est celle d’un récit suivi, autour d’un gentleman souffrant de catalepsie, et complètement obsédé par la terreur qu’on l’inhume alors qu’il est encore en vie.
Excessivement bavard, le film emprunte les mêmes voies narratives que La Chambre des tortures, sans pour autant parvenir à convoquer le même trouble, la même fascination que celui-ci. Pourtant tenté de traiter de l’autosuggestion d’une façon claustrophobe et étouffante, L’Enterré vivant échoue à provoquer le vertige. Son fantastique bavard n’est pas même relevé par la grandiloquence dandy de Vincent Price ni par les peintures de La Chute de la maison Usher, idée de décor de génie. L’irruption du macabre, qui survient de façon exactement similaire à La Chambre des tortures, prête ici à rire – les pontes d’AIP auraient-ils voulu faire payer, avec un budget restreint et moins de liberté artistiques, ses volontés d’émancipation à Corman ?
De cet Enterré vivant reste avant tout la figure d’Emily Gault, épouse du personnage principal, figure fort intéressante de femme indépendante et prête à tout pour s’élever socialement. Nous sommes encore, cependant, dans les années 1960, et le marché premier d’AIP – les États-Unis – explique peut-être que la sexualité soit un aspect tout au plus présent en filigrane dans le film, tandis que la Hammer place, quelques années auparavant, son Cauchemar de Dracula sous les auspices d’une sexualité très présente et troublante.
L’Empire de la terreur (Tales of Terror, 1962)
La structure en « sketches », que l’on eût pensée adéquate pour L’Enterré vivant, est adoptée pour cet étonnant Empire de la terreur, sorti la même année. À plus d’un titre, le film constitue un tournant. D’une part, c’est le premier film de la série où interviennent plusieurs acteurs de référence : Vincent Price évidemment, mais également Peter Lorre (bien loin de son rôle de M le maudit), ou Basil Rathbone, en rupture de Sherlock Holmes. D’autre part, c’est avec ce film que les productions Corman / Poe se démarquent définitivement de la série des monstres de la Hammer : en effet, dans le segment majeur du film, Corman insère un aspect plutôt inattendu dans ses adaptations de Poe, mortellement sérieuses – l’humour, potache qui plus est.
Le film est donc partagé en trois segments, mais comprenant tous, évidemment, la star d’AIP, Vincent Price. Le premier et le dernier segment, Morella et le Cas de Mr Valdemar, sont des narrations parfaitement traditionnelles, en intérieur, pratiquement tournées dans un lieu unique : qui ressuscitent, en tout cas, le gothique sérieux et fauché des premiers temps. Ainsi, Morella est une histoire de possession fantomatique au scénario brumeux (qui ne rend aucunement justice à la déclaration d’amour fou, évoquant Villiers de l’Isle-Adam, de la courte nouvelle de Poe), où Price cabotine vraiment trop, et où l’actrice télé Maggie Pierce parvient à supplanter en absence diaphane la Madeleine Usher de Myrna Fahey. Reste que le court-métrage vaut pour quelques effets d’apparition en transparence joliment savoureux.
Le Cas de Mr Valdemar, quant à lui, donne à Basil Rathbone l’occasion de camper un hypnotiseur qui a l’excellente idée d’hypnotiser (donc) Mr Valdemar (surprise !) au moment de son agonie, histoire de voir s’il peut continuer à le contrôler post mortem. Il y a des idées, comme ça, dont l’amateur de fantastique vous dira tout de suite qu’elles sont mauvaises, mais Rathbone fait mine de n’en rien savoir, et évidemment, ça dégénère. Price, dans le rôle de Valdemar, meurt vite et passe son temps, après ça, à parler avec une voix d’outre-tombe qui menace de faire mourir de rire son auditoire, avant de revenir à la vie et de décrépir à grande vitesse grâce à un maquillage collant qui manqua d’ailleurs de brûler le visage de l’acteur. Beurk.
Reste Le Chat noir, qui était peut-être le passage obligé, tant cette nouvelle a été adaptée. Rappelons l’essentiel : ce chat noir est celui qui, emmuré avec l’épouse assassinée du narrateur sans que celui-ci s’en rende compte, permet à la police de retrouver le corps de sa victime. Pour le reste, les divagations du narrateur autour de son amour des animaux, et de la perversité intrinsèque à l’homme, ni Corman (de nouveau flanqué de Richard Matheson pour ce film) ni personne ne s’est jamais réellement préoccupé de les adapter. Le traitement de la nouvelle par Corman joue peut-être plus sur la réputation du récit, sa célébrité, que sur la nouvelle elle-même.
Assez lucides, en revanche, Matheson et Corman couplent Le Chat noir avec La Barrique d’amontillado, qui raconte l’histoire d’un homme leurrant un adversaire avec des promesses de vin fin, et qui finit par murer le malheureux – mais sans chat cette fois. À charge donc pour Peter Lorre de jouer le futur assassin – maçon, alcoolique ridicule et ennemi intime du chat de son épouse. Face à lui, et au grand étonnement des amateurs venus voir une trilogie de choc et de terreur, pour reprendre le slogan original, Vincent Price interprète un dandy amateur de vins et grand dragueur, outré, surjoué et hilarant. Autant dire que la surprise est de taille… d’autant plus que la recette fonctionne bien. L’œil torve et la démarche mal assurée, Peter Lorre offre un contrepoint comique vachard à Vincent Price, qui relève de la tradition du vaudeville. Matheson et Corman sont-ils donc si loin de la misanthropie mélancolique de Poe ? Pas sûr.
Ce glissement drolatique est-il assumé ? Mystère. Par la suite, la promotion sur les affiches des films à venir persiste dans des visuels gothiques sinistres et des slogans évocateurs – même pour le parfaitement rigolo Corbeau. Corman joue de la réputation de Poe comme de celles de ses premières adaptations avec un instinct de bon publicitaire qui déroute certainement son auditoire, mais également la critique. Le New York Times de l’époque n’avait d’ailleurs pas de mots assez durs pour critiquer les adaptations de Corman et Matheson. Qu’à cela ne tienne, la barre de la série Poe est désormais fermement maintenue en direction de l’adaptation comique.
Le Corbeau (The Raven, 1963)
Comme Le Chat noir, Le Corbeau fait partie des écrits d’Edgar Poe dont la réputation surpasse largement la connaissance du texte. Poème en vers mélancolique et sinistre, le texte se prête difficilement à l’adaptation. D’ailleurs, le duo Matheson — Corman, pour sa dernière collaboration autour de Poe, ne s’embarrasse guère : si Le Chat noir, tout burlesque qu’il soit, maintenait un rapport distant avec la nouvelle, Le Corbeau s’en détache totalement.
Certes, le film s’ouvre et se clôt (de façon complètement incohérente) avec les vers de Poe ; certes, les affiches qualifient cette fois le film de « suprême aventure de terreur » (sic) : nous sommes tout de même en présence d’une comédie parodique passablement délirante et complètement éloignée du texte original. Cette fois, le casting laisse rêveur : Vincent Price, toujours et encore, retrouve Hazel Court et Peter Lorre, et est, cette fois, accompagné de Boris Karloff et de… Jack Nicholson, jeune premier plus certainement engagé pour son sourire maniaque que pour sa capacité à porter une tenue de Robin des bois de façon crédible.
Richard Matheson s’en donne à cœur joie : avec une finesse de trait qui n’est pas sans rappeler la tendre ironie de Mel Brooks dans Frankenstein Junior, il brocarde joyeusement tout ce qui caractérisait la série Poe jusque-là. Gothique outrancier, scream queen hautement décadente, cabotinage redoutable et scénario-prétexte sont au rendez-vous. De corbeau, il est bien question : le docteur Bedlo (Peter Lorre) est un magicien qu’on suppose médiocre, changé en volatile bavard par le docteur Scarabus (Boris Karloff), grand maître de magie. Il va chercher du secours auprès du docteur Craven (Vincent Price), pacifique mais très puissant enchanteur, qui décide de l’aider à se venger de cette humiliation lorsqu’il apprend que sa défunte épouse (Hazel Court) serait prisonnière dans les griffes de Scarabus.
Sous des dehors parodiques, Le Corbeau est pourtant un film d’une grande ambition. Le climax, qui voit s’opposer un Scarabus rageur contre un Craven narquois et rigolard, est une séquence d’une belle inventivité, d’un dynamisme constant et réjouissant. Pour en arriver là, cependant, le film en passe par les étapes obligées, et hautement parodiques dans leur intensité, du film gothique. Les courses-poursuites et fuites diverses dans le manoir de Scarabus, si elles rappellent évidemment le labyrinthe onirique de La Chambre des tortures, tiennent de la plus pure pantalonnade burlesque. De son côté, Price reprend son rôle de dandy évanescent éploré et lymphatique, le poussant jusqu’à l’absurde dans la scène finale. Peter Lorre roule des yeux et donne dans la veulerie la plus totale, tandis que Hazel Court reprend son personnage d’arriviste jouant de ses charmes en y ajoutant une touche prosaïque bienvenue. Quant au finale du film, il donne dans le comique de répétition, puisque le château disparaît dans les stock-shots de flammes déjà vus à la fin de la Chute de la maison Usher, de La Chambre des tortures, et de L’Enterré vivant !
Une fois n’est pas coutume, Corman et son équipe ont terminé le tournage du Corbeau avec quatre jours d’avance : la légende dit que le réalisateur en a profité pour boucler le tournage de L’Halluciné, avec Boris Karloff et Jack Nicholson. Avec ce Corbeau, le virage comique des adaptations de Poe semblait définitivement négocié – la tendance allait-elle se confirmer ?
La Malédiction d’Arkham (The Haunted Palace, 1963)
Si La Malédiction d’Arkham prête à rire, ce n’est certainement pas volontairement. Prétendument inspiré du poème The Haunted Palace, contenu dans la nouvelle… La Chute de la maison Usher, le film est en fait une adaptation de Lovecraft ! Manque d’inspiration après le départ de Richard Matheson, escroquerie pure et dure due au planning de tournage serré de cette année-là ?
Toujours est-il que, en tant qu’adaptation de Lovecraft, La Malédiction d’Arkham pourrait passer pour honorable. Vincent Price campe cette fois un gentleman ayant pris possession d’un manoir surplombant une petite ville de pêcheurs. Seul problème, il est le portrait craché de son aïeul, brûlé vif par les villageois pour sorcellerie, et qui, au moment de sa mort, avait juré de revenir se venger. Donc, pour les relations de bon voisinage, c’est assez mal parti, d’autant qu’une fois entré dans le palace, notre homme se retrouve possédé par l’esprit de son aïeul, conservé dans un portrait (ça, c’est pour le côté Dorian Gray).
Oscar Wilde, Edgar Poe, H.P. Lovecraft : on se bouscule au portillon des inspirations plus ou moins officielles. Vincent Price, dans le double rôle central, ressort sans vraiment de conviction les tics d’interprétation du dandy triste, assailli par des événements qu’il ne contrôle plus du tout, et cabotine à outrance (si, c’est possible) dans le rôle de son double maléfique. Lon Chaney Jr, piètre substitut aux précédents Peter Lorre et Boris Karloff, tente une composition d’un sorcier plate et farineuse – le terrifiant Simon Orne des œuvres de Lovecraft mangerait certainement ses bouquins occultes de voir son nom si piètrement récupéré. Quant à Debra Paget, beaucoup moins indienne que dans La Flèche brisée, elle tente un rôle de femme forte mais finalement inutile et impuissante, et qui ne soutient guère la comparaison avec les compositions flamboyantes de Hazel Court.
En somme, si Le Corbeau donnait dans la parodie délirante mais bienveillante, La Malédiction d’Arkham relève de la caricature. Pour en rajouter une couche, le film se laisse aller à la facilité : les aïeux et leurs descendants joués par les mêmes acteurs, dans les mêmes costumes, la mise en scène plate, inexistante, le scénario linéaire et sans le moindre rebondissement… Jusqu’à l’erreur à ne pas commettre : montrer le monstre. Ainsi, la créature démoniaque du Puits, qui tout le film demeure cachée et suscite quelques menus frissons, sort de son antre à la fin du film. Et tous les filtres de couleur n’y font pas grand-chose : le rire est au rendez-vous, surtout alors que le monstre, une sorte de grenouille rigide filmée en flou, met cinq bonnes minutes à sortir de son trou tandis que tout le monde hurle, crie et se bat autour d’elle.
Heureusement, le personnage de Price, probablement rendu à sa conscience par la vision de la bestiole ridicule, va reprendre le contrôle et mettre fin à l’histoire en plongeant le manoir dans les flammes, ce qui donne une nouvelle fois à Corman l’opportunité de placer ses stock-shots d’incendie de la Chute de la maison Usher. Ouf, nous voilà revenus à de bonnes habitudes !
Le Masque de la Mort rouge (The Masque of the Red Death, 1963)
Au moment de mettre en scène La Chambre des tortures, Roger Corman avait en projet de réaliser une adaptation de l’étrange nouvelle Le Masque de la Mort rouge. Malheureusement, la sortie d’un autre film dont le thème était, à ses yeux, similaire, lui inspira de repousser ce tournage. Ce film était Le Septième Sceau. On a beau faire, et être amoureux du cinéma bis sans partage, lorsque Corman se pique de comparer un de ses films au classique de Bergman, on tique, on pouffe : on n’y croit pas vraiment. Et pourtant…
Dans sa nouvelle, Poe crée un univers fermé, celui des courtisans du prince Prospero qui, voyant ses terres ravagées par une peste sanglante, décide de s’isoler dans son château et d’attendre la fin de l’épidémie dans les fêtes et l’oubli du dehors. Mais l’isolement matériel, humain, ne peut rien contre la fatalité, et la Mort rouge, spectre sanguinolent, apparaît pendant la mascarade (d’où le jeu de mots sur « masque », qui évoque, en V.O., autant le visage contrefait que la mascarade elle-même) et décime les fêtards. Pour le coup, Roger Corman parvient avec un talent certain à adapter l’essence de la nouvelle, sinon sa lettre précise. Mieux : il réutilise tout ce qu’il n’adapte pas dans son film d’une fort subtile façon.
Il faut voir, à cet égard, l’enfilade des chambres de couleur du prince Prospero. Présente dans la nouvelle comme simple architecture (certes symbolique), celle-ci prend un tout autre sens dans le film : Prospero mène sa nouvelle conquête dans la première chambre, de couleur jaune. « Mon aïeul a enfermé ici un de ses amis pendant trois ans, » dit-il, « une fois sorti, il ne supportait plus la lumière du soleil, ou la couleur d’une jonquille ». L’horreur de cette torture psychologique est décuplée lorsque le prince montre qu’à la suite de cette chambre, bien d’autres chambres de couleur existent. Quelles tortures épouvantables ont eu lieu ici ?
Car, à n’en pas douter, avec cette adaptation (à laquelle il adjoint, aussi pertinemment que pour l’alliance du Chat noir et de La Barrique d’amontillado, celle de Hop-Frog), Corman se penche sur ce qui fait le centre de l’univers de Poe et qui lui avait peut-être échappé jusque-là : la perversité intrinsèque de l’homme. Vincent Price, dans le rôle du prince Prospero, déploie cette fois un jeu tout en préciosité sinistre. L’acteur module son discours, cesse les effets de scène peut-être un peu trop voyants des autres films, pour donner une interprétation glaçante de Prospero, en avocat posé, réfléchi et infernalement pervers du Diable.
Dépassant la simple narration de terreur, qui va passer par l’identification du spectateur au héros positif, Corman oppose à ce personnage les représentants de la pureté, de l’innocence, en tout premier lieu l’effarouchée Jane Asher. Celle-ci va lutter avec toute la force d’un discours convaincu, mais finir par s’incliner : le bien ne peut pas vaincre. « Si un dieu d’amour et de vie a jamais existé, il est mort depuis longtemps. Quelqu’un… quelque chose gouverne à sa place » lance un Prospero méprisant à la jeune femme éperdue. Et le film de suivre ce discours, sans autres artifices que la représentation d’une perversité somme toute très humaine – celle d’une âme noire corrompue par nature, et plus encore par l’exercice d’un pouvoir absolu.
Hazel Court, pour la troisième et dernière fois présente dans la série d’adaptations de Poe, campe ce qui reste certainement l’un de ses plus beaux personnages : l’épouse de Prospero, Juliana, délaissée au profit de la jolie paysanne jouée par Jane Asher. On devine que Prospero n’en est pas à son coup d’essai, qu’il exerce son droit de cuissage avec une belle régularité. Loin de reprendre le personnage, très savoureux, de l’arriviste qu’elle a déjà campé par deux fois, Hazel Court compose celui d’une femme folle de passion. Ainsi, au terme d’une invocation à l’onirisme profondément expressionniste, elle va précipiter ses pas sur la voie de la corruption démoniaque – qui la mènera à sa perte. « Ne pleurez pas pour Juliana, je vous en prie », se contentera de dire Prospero , le sourire aux lèvres, à la vue de son cadavre déchiré par le démon, « au contraire, réjouissons-nous : elle vient d’épouser un de mes amis ». Ce rôle profondément tragique, Hazel Court l’interprète de façon indécise, apeurée, loin des séductions arrogantes de ses précédents rôles, pour ce qui demeure une de ses plus belles compositions.
Pour son film, Roger Corman bénéficie d’un atout majeur : les décors du Becket de Peter Glenville, récupérés en l’état. Costumes et château sont donc tout bonnement somptueux, très crédibles, bien éloignés des props au rabais auxquels nous ont habitué les productions Corman. C’est donc une foule de courtisans parfaitement crédible qui se presse pour assister aux frasques mises en scène par Prospero, dans des scènes insensées et baroques. Lorsque, par jeu et par goût du pouvoir, le prince Prospero choisit d’humilier ses courtisans en les forçant à singer différents animaux, on ne peut s’empêcher de penser aux épouvantables fantaisies des 120 Journées de Sodome, du marquis de Sade. Quant à la mascarade elle-même, elle représente un moment de beauté inattendue, vertigineuse. D’une chorégraphie mettant en exergue une symétrie volontiers associée aux danses du Moyen-Âge, le passage de la Mort rouge fera une danse macabre baroque, où tous les invités, à présents prisonniers de la maladie et de sa sueur rougeâtre, continuent de se contorsionner, chaotiques, avant de s’écrouler.
« Et les Ténèbres, et la Ruine, et la Mort rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité », conclut la nouvelle de Poe. Qu’attendre d’autre, lorsqu’on remarque que la pendule marquant le temps dans le château de Prospero a, en balancier, une reproduction du pendule de La Chambre des tortures, prêt à trancher les fils du destin de chacun ? Pourtant, Corman épargne six personnes – parmi lesquels la jeune fille, mais que vaut la survie quand tous, sauf six, sont morts ? Finalement, Roger Corman a eu raison d’attendre quelques années après Le Septième Sceau, tant son film traite de sujets similaires. La scène finale, qui voit la Mort rouge et tous ses frères (la Mort noire, le Sommeil, le Temps…) discourir du devenir des hommes, renforce encore cette impression. Le Masque de la Mort rouge représente la quintessence du talent de récupérateur de Roger Corman : son film considère la perversité de l’homme et sa rédemption, la puissance infinie du Temps, l’objectivité terrible de la Mort, avec autant de dignité, d’élégance et d’intelligence que celui de Bergman, et que l’œuvre de Poe.
La Tombe de Ligeia (The Tomb of Ligeia, 1964)
Eût-il fallu que cette chronique s’arrête là, sur la stase funèbre de la fin du Masque de la Mort rouge ? Se peut-il que le dernier film de la série Poe de Roger Corman tienne la comparaison ? Non, évidemment non. Cela étant, taire l’existence de La Tombe de Ligeia serait lui faire une injustice.
Certes, un coup d’œil à l’affiche du film, qui figure le museau d’un gros chat noir aux yeux jaunes comme… comme les yeux jaunes d’un gros chat noir maléfique, avec le merveilleux slogan « Même dans sa nuit de noces, elle doit partager la couche de l’homme qu’elle aime avec la « chose femelle » qui vivait dans la Tombe du Chat », majuscules et guillemets compris, ça part mal. Il faut dire que le film est un peu brouillon.
Ainsi, l’éternel Vincent Price revient cette fois sous les traits éplorés de Verden Fell, mari de la brune Ligeia (Elizabeth Sheperd), qu’il enterre dans le prologue du film. Au religieux local choqué, il déclare que son épouse, tant qu’elle ne l’acceptera pas, ne cèdera pas à la mort. Nous voilà en terrain connu, vous entends-je dire. Oui, mais ce n’est pas tout, car : quelque temps plus tard, sur les lieux de sépulture de la défunte, Fell rencontre la blonde Rowena, également jouée par Elizabeth Sheperd. Dont il va bien entendu tomber amoureux. Mais Ligeia va-t-elle le laisser faire ?
Une actrice pour deux personnages, bon : nous sommes chez Corman, on ne sait jamais, ça peut être dû aux coupes claires dans le budget. Hypothèse des plus minces, j’en conviens. Il y a donc une raison à ça, qui a bien sûr trait à l’immortalité voulue pour elle-même par Ligeia. La nouvelle de Poe est une sorte de poème en prose macabre, renvoyant encore une fois aux écrits futurs de Villiers de l’Isle-Adam et à sa superbe Vera, où folie et amour, rêve et réalité de la vie après la mort se chevauchent sans qu’il soit nécessaire de les départager. Corman tourne le dos à cette ambiance hautement romantique, et revient au mesmérisme déjà évoqué dans Le Cas de Mr Valdemar.
Le mystère rôde donc autour du somnambulisme de l’un, de la double personnalité de l’autre, le tout avec un chat noir qui se balade dans le coin pour faire « plus Poe », et un renard mort du plus bel effet. Mais introduire de la magie, de l’illogique, dans un récit qui se voudrait aussi précis et captivant que l’énigme de La Chambre des tortures, c’est risquer de mécontenter son auditoire, voire de le perdre.
Corman va donc jouer à fond la carte de l’onirisme mâtiné de conceptions propres à la psychanalyse freudienne, sans s’embarrasser de beaucoup de vraisemblance. Symboles et fantasmes s’enchaînent parfois de façon un peu incohérente, mais assurent à l’ensemble une véritable tonalité baroque qui n’est probablement ni totalement maîtrisée, ni volontaire.
Tourné, pour la première fois, dans des décors extérieurs, La Tombe de Ligeia sait tirer parti de son abbaye en ruines, de son cimetière, même de son Stonehenge passager. Son ambiance profondément onirique laisse transparaître une véritable sexualisation déviante du récit (la nécrophilie n’est jamais bien loin). De ce chaos narratif, de ces ambiguïtés, proviennent à la fois le sentiment d’une véritable finesse d’écriture et celui d’un manque consternant de maîtrise de la continuité. Heureusement, le sempiternel incendie final clôt le film avec les désormais classiques images de granges brûlées, ce qui laisse, finalement, comme le sentiment amer de voir passer pour la dernière fois ces images, qu’on salue finalement comme de vieilles amies. Ces images mettent un point final des plus efficaces à l’aventure de Poe chez Roger Corman. C’est l’aventure d’un cinéaste chez qui la roublardise et la débrouille n’ont pas étouffé la capacité à donner vie à un monde littéraire d’une façon qui a marqué, à tout jamais et au même titre que ses contemporains de la Hammer, l’histoire du cinéma.