Le cinéma de Sono Sion évolue depuis ses débuts dans des eaux noires et violentes, mettant en scène des personnages aux comportements extrêmes. On pourra donc s’étonner que le titre de son nouveau film contienne le mot « espoir » : le poète et activiste nippon se serait-il assagi ? Que nenni. The Land of Hope dévoile seulement ce qui arrive lorsque Sono s’attaque à un nouveau tabou : celui du nucléaire.
Dans la campagne japonaise, la famille Ono mène une existence simple et paisible, élevant quelques têtes de bétail et cultivant un petit lopin de terre. Suite à un séisme, la centrale nucléaire de la ville voisine de Nagashima est endommagée et le gouvernement procède à l’évacuation de la population dans un rayon de vingt kilomètres autour du réacteur. La famille Ono se trouve, lui dit-on, en zone sûre, tandis que la famille voisine doit quitter les lieux. Yasuhiko, le patriarche, arme alors son fils Yoichi et sa belle-fille Izumi d’un compteur Geiger et exige qu’ils quittent immédiatement la maison pour s’installer dans une zone plus protégée. Lui reste avec sa femme, Chieko, qui n’a plus toute sa tête, préférant endurer l’influence létale des radiations plutôt que de se plier aux ordonnances gouvernementales.
Les personnages-clés des films de Sono Sion sont toujours de ceux qui décident, un jour, de mettre fin aux mensonges dans lesquels ils vivent et de rompre de façon brutale avec la norme. Cette rupture est généralement amenée par l’influence d’une figure tutélaire révélant le personnage à lui-même. On retrouve ce schéma dans The Land of Hope, mais tandis que les précédents héros de Sono assumaient soudain une pulsion de mort jusqu’alors larvée, c’est une pulsion de vie qu’Izumi va embrasser avec une constance inouïe. Apprenant qu’elle va bientôt être mère et s’étant informée des dangers de la radioactivité sur les conseils de son beau-père, elle va peu à peu mettre en question le mode de vie de ses congénères, jugeant leur protection contre les radiations insuffisante. Recouvrant d’abord sa bouche d’un masque et ses fenêtres de papier-bulle, elle va finalement pousser sa logique jusqu’au bout et refuser de sortir de son appartement sans une imposante combinaison la couvrant des pieds à la tête. Serait-elle tombée dans un délire paranoïaque ? Ou bien la réalité serait-elle si monstrueuse que nul ne serait capable de la regarder en face ? Le comportement d’Izumi est bien aussi radical que celui du personnage que Megumi Kagurazaka interprétait dans Guilty of Romance. Il s’agit, au même titre, d’une libération. Sa combinaison, qui inspire agacement et moqueries à ses voisins, est l’expression d’un possible : une vie émancipée de la pression aveuglante du groupe.
Il y a quelque chose de terriblement sincère dans The Land of Hope qui, de prime abord, peut dérouter. L’auteur n’hésite pas à résumer en quelques répliques tous les enjeux de telle ou telle question – porter ou non un masque, acheter ou non les légumes du supermarché… À contre-courant des coquetteries qui font florès dans le cinéma contemporain et qui, souvent, masquent mal une incapacité à assumer un point de vue, Sono Sion va droit au but, sans craindre le didactisme. On sent ici plus que jamais un bouleversant désir de fictionnaliser le monde, d’utiliser le cinéma comme recours, là où toute autre forme d’expression semble inefficace. Contre les images télévisuelles, présentées comme de scandaleuses mystifications, Sono affirme une fois de plus la capacité du cinéma à faire voir le monde tout en s’affranchissant du réalisme. La matière documentaire accumulée pour l’écriture du film et qui se rend sensible par nombre de détails naturalistes cohabite avec une recherche d’expressivité visuelle de tous les instants. Le poids de la réalité se fait sentir à des degrés variables tout au long du film, qui renferme autant de saillies documentaires que de fulgurances lyriques. Ce jeu de forces culmine dans des moments d’hybridation totale, comme cette scène où le fils de la famille voisine et son amie font le deuil de leur passé au sein du paysage apocalyptique dessiné par le tsunami.
Les fleurs dessinées par Chieko, des vaches égarées au milieu d’une route, le sourire d’Izumi derrière la paroi de plastique qui la sépare du poison invisible, le regard de Yasuhiko alors que l’on enfonce les piquets censés marquer où commence la sécurité, le son de ces mêmes piquets se muant en pieux dans le cœur… Ces images touchent et marquent avec d’autant plus de force que la colère qui les inspire est sensible. Ce qui touche également, c’est cet espoir – presque dérisoire, mais tout de même – que le cinéaste se permet cette fois-ci d’exprimer. La cellule familiale, généralement gangrenée, contaminée par toutes les hypocrisies de la société japonaise, parvient cette fois-ci à y faire barrage. L’espoir réside alors dans l’amour réel que se portent ces personnages, dans la confiance qu’ils se témoignent et par laquelle ils parviennent à transcender quelque peu la triste réalité. Avec ce film direct et poétique, aussi dur que sentimental, Sono Sion ressuscite un cinéma que l’on croyait disparu.