Mouture sérielle du long-métrage diffusé en novembre dernier, The Forest of Love : Deep Cut s’inscrit dans un ensemble de remontages initiés par Netflix, qui propose régulièrement des versions remaniées de films ou de séries issus de son catalogue. En passant d’un film de 2h30 à une série de 4h30 découpée en sept épisodes, on pourrait même s’attendre à découvrir une version relativement différente. Pour autant, à la manière de la Extended Edition des 8 Salopards et d’autres side-projects de ce type, le format importe au fond assez peu : excepté quelques détails, le fil de l’intrigue reste identique, jamais bouleversé par l’élargissement de la durée ou par la division en épisodes. On suit toujours le quotidien de quelques marginaux à Tokyo dans les années 1990, tandis que les crimes d’un tueur en série défraient la chronique. Un trio d’apprentis cinéastes gravite autour Taeko et Mitsuko, deux jeunes femmes qui ne se sont jamais remises du décès tragique, il y a dix ans de cela, d’une amie d’enfance dont elles sont tombées amoureuses. Alors qu’ils tentent de réaliser un film indépendant en vue de tourner cette page douloureuse, un gourou sadique et manipulateur, nommé Joe Murata, s’immisce au sein du groupe. Plusieurs intrigues et temporalités se chevauchent, entre les flashbacks sur le traumatisme de Taeko et Mitsuko (le décès de « Roméo », du nom du personnage shakespearien qu’elle interprétait avant sa mort), la troupe qui tombe sous l’influence toxique de Murata, et quelques apartés sur les crimes du serial killer ou le tournage d’un film inspiré de ses méfaits. On retrouve quoiqu’il en soit le mélange de gore crasseux et d’humour noir qui a fait la réputation de Sono Sion, dont la mise en scène oscille toujours entre une part chaotique et confuse (caméra à l’épaule, rythme effréné et digressions), et une autre, bien plus contrôlée, où il exhibe ses talents de formaliste (jeux de lumière, ralentis, etc.).
De la destruction
Dans la lignée de Love Exposure, film-somme dont Sono Sion reconduit la structure éclatée sans toutefois atteindre le même niveau de virtuosité baroque, The Forest of Love : Deep Cut concentre les qualités et les tares habituelles de ce cinéma du désordre et du dérèglement. L’ancrage sériel de ce nouveau montage met notamment en évidence la dynamique destructrice qui régit son œuvre : au début de chaque épisode, le cinéaste met d’abord en place la répétition d’un thème musical, rejouant une même comptine en guide de funeste rengaine (de jeunes filles chantent en chœur avant de mettre fin à leurs jours, comme dans Suicide Club). Mais à chaque fois, le thème s’arrête brutalement, et après plusieurs interruptions sur le son d’un vinyle qui déraille, il se fait de plus en plus rare jusqu’à disparaître totalement du début des derniers épisodes. Une fois n’est pas coutume, Sono Sion rejette en bloc les conventions (la tradition du générique d’ouverture n’y échappe pas) et cherche avant tout à dérouter, à surprendre et à revendiquer sa marginalité et son refus de la stabilité. Toute séquence peut en ce sens déraper, changer de tonalité et susciter du malaise ou du dégoût, comme lorsque la mise en scène d’un faux meurtre débouche sur le décès d’un acteur, dont la dépouille sera ensuite sciée et transformée en de petites boulettes de tofu par ses camarades. Sono Sion n’a manifestement pas l’intention de changer sa façon de dépasser les limites de la morale et du bon goût. The Forest of Love se révèle à ce titre comme une série souvent éprouvante et un peu vaine, qui se contente de répéter ad nauseam les mêmes horreurs, de la violence physique à la torture psychologique en passant par le meurtre et le viol. C’est qu’à l’échelle de son cinéma, ces tabous font partie du quotidien et s’inscrivent dans un paradigme d’inversion pure et simple des valeurs traditionnelles. Sans surprise, la figure de Murata, unilatéralement sadique et machiavélique, se révèle donc peu à peu comme le point centrifuge du récit et de la mise en scène. Être vil et ultraviolent, succédané de mâle alpha tenant celles et ceux qui le croisent sous sa coupe, il suscite tous les fantasmes, manipule ses pairs et parvient, dans sa pleine démesure, à s’accaparer la série. Lorsque Taeko est par exemple torturée une énième fois à coups de bâtons électrifiés, ce génie du mal, devenu l’alter-ego maléfique du réalisateur, regarde la scène en mimant le cadre adopté par la caméra.

Les feux de la rampe
Les nombreuses mises en abyme que propose la série ne se limitent heureusement pas à cet exemple. Si Murata finit par prendre l’ascendant sur le groupe et par figurer la position du cinéaste face à sa troupe, c’est qu’il a compris, peut-être avant les autres, que l’espace social n’est au fond qu’une scène où tout individu se voit contraint de jouer un rôle et de porter un masque. L’emprise qu’il exerce sur son entourage ne tient pas qu’à une espèce d’aura mystique, une fascination irrationnelle et sadomasochiste pour le Mal, mais aussi au fait qu’il s’agit d’un acteur-réalisateur à temps plein. Contrairement à ses victimes, Murata est un cabotin surdoué, qui ne sort jamais de son personnage et se met tout le temps en scène, que ce soit lors d’un concert, d’un dîner familial ou d’un rendez-vous galant. Bien plus convaincante lorsqu’elle travaille ce rapport étroit avec le théâtre et la performance scénique, la série excelle dans cette tendance, plus fine qu’il n’y paraît, à abattre les murs de la fiction et à briser la frontière séparant le réel de sa représentation. En atteste un petit détail, très bref, caché au milieu du cinquième épisode, dans une scène où Taeko se confie à Mitsuko. Alors qu’elles s’apprêtent à prendre la route avec Murata, Mitsuko rassure et motive sa partenaire avec un certain enthousiasme. Sa réaction n’a d’abord rien de suspect dans la mesure où elle s’affirme, depuis le début de la série, comme un être à la naïveté relativement intacte. Mais à la fin de leur conversation, la jeune femme s’éloigne de Taeko puis, brièvement éclairée par la lumière de l’extérieur, tire la langue d’un air sournois. Si l’on s’en tient au déroulement du récit, ce détail de jeu n’a semble-t-il aucun sens et pourrait apparaître comme une faute d’inattention de la part de la jeune interprète Eri Kamataki, dont The Forest of Love est la première apparition à l’écran. Il s’agit en réalité d’un premier indice, exposé par l’éclairage millimétré de la scène, qui nous renseigne sur la façon dont la jeune femme trompe depuis le début son entourage – celle-ci n’est en rien la vierge crédule et innocente qu’elle prétend être, mais bien plutôt, comme le confirmera la fin de la série, une comédienne d’exception.

À l’aune de cette scène, il faudrait pour finir souligner les talents de plasticien de Sono Sion, pas vraiment surprenants pour qui suit un minimum sa filmographie, mais qui semblent a priori entrer en contradiction avec la dimension quelque peu erratique et instable de sa mise en scène. On peut pour cela évoquer les flashbacks où Taeko et Mitsuko préparent une adaptation de Roméo et Juliette. Baignée dans une atmosphère mielleuse et éthérée, l’image est tantôt inondée d’une forte lumière blanche (dans les salles et les couloirs du lycée), tantôt éclairée par les lumières bleues et oranges habillant une scène de théâtre. Ces deux configurations lumineuses reviendront tout au long de la série, lors d’instants de rêveries où ce passé fantasmé finit par rattraper les deux jeunes femmes. Qu’on songe à cette séquence bouleversante où Taeko, après avoir subi une série d’humiliations, se réfugie sous une intense lumière blanche au milieu d’une sombre ruelle ; ou encore à cette scène, bien plus sordide, dans laquelle les cheveux bleus de Taeko et la chevelure blonde d’un autre membre du groupe renvoient à l’éclairage bicolore de l’arrière-plan où copulent Mitsuko et Murata. Preuve que les tentatives formelles de Sono Sion peuvent tout à fait se recouper avec son inclination pour le malheur et la destruction, la lumière apparaît ici comme le vecteur permettant à la souffrance de Taeko et Mitsuko de se propager dans le temps et dans l’espace. D’une part, la lumière altère leur perception du présent à l’aune d’un traumatisme passé dont elles n’arrivent pas à se défaire. D’autre part, la lumière se reflète sur leurs corps et son rayonnement, qu’il soit d’un blanc mortifère ou composé de bleu et d’orange, contamine les figures et les espaces alentours. The Forest of Love n’est pas avare de ce type de petits éclats plastiques ; s’ils sont certes éparpillés sous la surface d’un cinéma désordonné, leur simple présence vaut bien les quelques heures, aussi éprouvantes soient-elles, passées devant la série.