Réalisé quelques années après Voyage au bout de l’enfer, le chef-d’œuvre unanimement reconnu de Cimino, La Porte du Paradis, est un film maudit à l’odeur de soufre. Perfectionniste à la limite de la folie, le cinéaste s’est plongé dans une aventure incroyable, qui a brisé sa carrière et s’est révélée un gouffre financier pour le studio United Artists (prévu pour deux millions de dollars, le film en a coûté quarante). S’inspirant d’un fait divers (le meurtre organisé d’une centaine d’immigrants par une association de grands propriétaires dans le comté de Johnson en 1890), Cimino continue son exploration grandiloquente d’une Amérique cruelle et sanglante, loin des standards du western classique.
La Porte du Paradis, anti-western par excellence. Sur le fond, c’est une évidence : l’idéal américain n’a jamais autant souffert que dans ce film dévastateur. Le mythe de l’Ouest ? Ce n’est qu’un flot de bonnes paroles inconsistantes, érigées en idéaux chez les élites dorées de Harvard, puis oubliées sitôt les portes de la prestigieuse université franchies. La dure, la vraie loi de l’Ouest a été rédigée par ces mêmes élites pour lutter contre les vagues d’immigrants déferlant sur le Nouveau Monde à la recherche du rêve américain. C’est une loi légitime, qui défend la propriété privée contre les assauts répétés des miséreux, n’ayant plus d’autre choix que de voler pour vivre. Mais ce n’est pas une loi juste. Voilà ce que raconte La Porte du paradis : le combat du bon droit contre la justice. Le gouvernement des États-Unis et sa cavalerie, tant prisés dans le western classique, défendent le bon droit et font régner l’injustice. Ils permettent qu’une association de grands éleveurs inscrive sur une liste noire 125 noms d’immigrants « voleurs et anarchistes » pour les supprimer sans autre forme de procès. Ils permettent le règne de la terreur, où l’homme est un loup pour l’homme, où l’on organise des chasses terrifiantes à cinquante contre un.
L’Amérique de Cimino est un cauchemar duquel on ne se réveille pas. La misère est partout : les immigrants s’entassent sur les toits des trains, ou dans des baraquements ; les gosses mendient quand on ne les oblige pas à trimer aux champs; les hommes tirent eux-mêmes la charrue, faute de pouvoir se payer des bœufs. Puis, ils partent se saouler devant des combats de coqs sinistres, histoire d’oublier que dehors, ils sont attendus: pour être pendus, ou lynchés. Ou pire, massacrés comme des bêtes sauvages qu’on regarde souffrir avec délectation. « Ça devient dangereux d’être pauvre dans ce pays. » Les immigrants n’ont aucune chance. Même pas celle d’être sauvés par le héros, alcoolique désabusé qui « joue à être pauvre », et doit renoncer à se faire entendre, puisqu’il est incapable de sauver celle qu’il aime. La conquête de l’Ouest ? En 1890 dans le Wyoming, elle devrait être finie depuis longtemps. Mais c’est toujours la même histoire : les conquérants ne veulent pas céder la place, les nouveaux venus n’ont pas d’autre choix que de reproduire les gestes de leurs aînés, et de se précipiter tête baissée, foule hurlante, dans le brasier. Hélas, ce ne sont pas les Indiens qui les y attendent. La lutte sera bien plus féroce et sanglante. Sans pitié. La bataille finale, qui dure presque le temps d’un film ordinaire, n’est ni épique, ni exaltante. Cimino filme un massacre : pas question de l’embellir.
Mais c’est peut-être dans la forme que Cimino pourfend le mieux le western. Aux règles et codes du genre cinématographique, il répond par un style totalement déréglé et imprévisible. Le bal de promotion de Yale est une scène maîtrisée de bout en bout, chorégraphiée comme un ballet et divinement filmée ? Qu’à cela ne tienne ! La bagarre qui s’ensuit n’en sera que plus confuse, et la caméra enregistra tout et n’importe quoi ; surtout n’importe quoi. L’arrivée, vingt ans plus tard, du héros dans le comté de Johnson, est sinistre et désespérante ? Pas de panique ! Il sera bientôt plongé dans l’atmosphère bucolique d’une ferme, où l’attend sa dulcinée, petite femme naïve et enjouée (étonnante Isabelle Huppert). Cimino joue sur ces ruptures de ton incessantes, anarchiques, presque provocatrices. Il étire le temps comme on prend son élan, pour sauter dans le vide : une fois annoncée la liste de 125 candidats à la mort, il faut attendre près d’une heure et demie pour que le premier meurtre intervienne.
Cimino sait qu’il a réalisé un film insoutenable. Les scènes intimistes et amoureuses, les ballets tournoyants n’ont aucune valeur narrative. Ils sont une respiration, une pause contemplative nécessaire pour reprendre son souffle, supporter le reste. Lors de la joyeuse fête organisée par les immigrants, le temps semble suspendu et les musiciens rechignent à s’arrêter de jouer, comme pour refuser l’inéluctable. Le trio amoureux James/Nate/Ella, lui aussi, sert à détourner l’attention du spectateur vers une intrigue secondaire : le dilemme d’Ella, qui n’a aucune importance. Ce qui se prépare est bien plus grave. Car une fois le combat final enclenché, plus rien ne pourra l’arrêter: le film vire dans une violence absolue, crue, à laquelle personne n’échappe. Pourtant, Cimino continue à surprendre: il offre à Nate (magnifique Christopher Walken), celui-là même qui signe le premier meurtre du film, une mort de héros martyr, quand James le Juste ne peut empêcher que la robe de mariée d’Ella ne soit tachée de sang.
Avec La Porte du Paradis, fini le temps du western en noir et blanc ou en Technicolor. La beauté éclatante des gigantesques décors est souillée d’une fumée persistante, venue des trains, des cheminées, comme annonciatrice d’un gigantesque incendie à venir. La teinte jaunâtre des images, la forte luminosité de certaines scènes renforce une profonde impression d’irréalité. Le paradis que cherchent en vain les personnages de ce film profondément pessimiste les environne, et reste pourtant inaccessible. De toutes les portes, de toutes les fenêtres, émane une lumière très vive, mais les individus, eux, demeurent dans la pénombre. Fumée, poussière, lumière éclatante: derrière les portes du paradis, ce sont les flammes de l’enfer qui attendent les hommes.