Entre gros calibres et jolies pépées, l’œuvre du bédéaste Frank Miller a depuis quelque temps sombré dans une caricature un tantinet grossière. En s’attaquant pour sa première réalisation en solo à l’adaptation d’un personnage emblématique créé par le progressiste Will Eisner, lui, le conservateur réac, va-t-il trouver dans ce choc idéologique un nouvel envol sur grand écran ? Hélas, il n’y a pas beaucoup de politique dans The Spirit, mais il y a quelques flingues et pas mal de belles nanas.
Il continue, le dialogue entre cinéma hollywoodien et comics, tantôt hargneux, tantôt hautin, parfois cordial : il en sort toujours quelque chose. Le cru de cette fin d’année 2008 ne peut pas laisser indifférents les amateurs car il s’agit de l’adaptation d’une BD d’un des auteurs fondateurs du comic book américain (Will Eisner, sorte de Hergé de là-bas) par l’un des auteurs qui révolutionna partiellement le genre dans les années 1980 : Frank Miller. C’est en 2005 que Miller a pu faire ses armes au cinéma, en collaborant en qualité de réalisateur stagiaire avec Roberto Rodriguez, sur l’adaptation d’une de ses œuvres les plus fameuses : Sin City. Les technologies numériques qu’utilisait Rodriguez séduisirent Miller et le convainquirent de la capacité qu’aurait désormais le cinéma à retranscrire, au-delà des histoires et des personnages de bande dessinée, tout leur univers graphique. Pourtant ni le film de Rodriguez, ni 300 de Zack Snyder n’étaient véritablement pertinents à ce niveau-là, le travail visuel appliqué sur la bande numérique, qui consistait à retoucher les couleurs et la lumière et à incruster des décors digitaux sur les fonds verts du plateau de tournage, n’étant qu’une charte graphique apposée qui remémorait vaguement l’esthétique des albums originaux. Cette fois-ci Miller met directement la main à la pâte et dirige tout seul comme un grand son film, ce qui lui permet de se rapprocher des expérimentations visuelles qui le caractérisent et de retrouver un peu de son maniérisme expressionniste. En s’attardant sur une cravate ou un manteau qui vole au vent, en mettant en évidence des semelles de chaussure, en dessinant une silhouette avec les aplats au noir et en louchant constamment vers le décolleté pigeonnant de ses starlettes, bref, en soignant certains détails assez anodins mais dont on devine le plaisir obstiné qu’il prend à les peaufiner, aussi bien quand il les dessine que quand il les filme, Miller parvient à insuffler un peu de sa jouissance à ses images, c’est-à-dire à leur donner un peu de valeur. Chose plutôt rare dans le cinéma hollywoodien.
Mais si Miller, qui vient de la BD (soit l’art de créer des ellipses), sait produire dans ses planches et à l’écran des vignettes saisissantes, il ne sait pas au cinéma (qui est l’art de créer du temps) les inscrire dans une durée. Car l’évolution de son travail, depuis quelques années, a pris une drôle de direction. Animés par un hyper-romantisme et fascinés par les héros extrémistes, ses récits, sur le mode de la variation, étaient de plus en plus voués à l’abstraction, pour ne pas dire au schématisme. On se souvient du désarroi et de la consternation de ses admirateurs lors de la parution de The Dark Knight Strikes Again en 2001, suite de son chef d’œuvre The Dark Knight Returns (1985) : trop caricatural, trop poussif, trop théorique, trop expérimental, trop parodique, trop « trop », aussi bien au niveau du scénario que des dessins. Miller a atteint ce point fatidique d’incandescence entre lui et son œuvre, où l’artiste, trop absorbé par son inspiration, finit par exclure totalement son public : le syndrome du chef-d’œuvre inconnu, désillusion balzacienne. Pas que ce soit mauvais ou inintéressant, mais cela reste fastidieusement hermétique. C’est tout le problème de The Spirit où le spectateur s’use à participer au délire du film qui ne cesse de le repousser de par la minceur de l’histoire qui devient prétexte à toutes les audaces et toutes les digressions, ce qui est en soi une bonne chose, mais qui, à force de ne plus reposer sur rien et en déguiser la vacuité (comme le méchant du film qui change de costume d’une scène à l’autre pour se donner une fausse contenance), finissent par lasser. Le style de Miller, sa façon de projeter sur un personnage iconique bon nombre de ses obsessions et de ses thèmes, multiplie trop de pistes mais ne délivre pas assez d’issues de secours. On voit à l’évocation successive de personnages comme Batman, Superman ou Daredevil le grand film-somme qu’il a cherché à faire, mais on constate devant le cabotinage de Samuel L. Jackson, l’avalanche d’effets numériques et le peu d’empathie que suscite le héros, l’échec de cette entreprise, son ratage.
Mais un film raté, c’est un film qui tente quelque chose, c’est toujours mieux qu’un film réussi mais sans ambition, on y trouvera toujours quelque chose auquel se raccrocher. Une image marquante, un morceau de dialogue percutant ou la plastique très racoleuse des actrices qui sont moins, on le constate une fois de plus, des comédiennes de talent que des corps à haute concentration sexuelle dont Miller ne veut rien perdre. On peut timidement s’en contenter.