Le premier volet de l’adaptation de l’œuvre de Frank Miller, qui remonte à presque dix ans déjà, avait produit la surprise du point de vue esthétique, par sa capacité à prendre en charge les aplats de noir et blanc développés dans le comics, pour leur donner une chair en mouvement et les incarner dans des modèles tout en volumes. Pas étonnant donc, que cette « suite » sorte aujourd’hui en trois dimensions, afin de poursuivre cette tentative d’extraction du film de la matière dont il est issu, et qui permettrait, tout en se nourrissant d’un univers aux contours déjà délimités, de le considérer comme un objet à part entière, formulant des modalités nouvelles par rapport à la bande dessinée originale. Plus qu’une adaptation, ce que semblent rechercher Frank Miller et Robert Rodriguez dans l’adoption d’une forme filmique serait un prolongement graphique qui puisse « donner du corps », de la matière comme une valeur ajoutée, un supplément d’âme.
À plat
Vu sous cet angle, le film se heurte aux mêmes écueils que le premier épisode. Des personnages archétypaux, qui ne valent que pour symbole de vengeance à assouvir, d’électrons lancés à toute vitesse vers un but à atteindre, ne se dégage qu’une assignation fonctionnelle, dont la voix off suffirait à établir un refuge de leur psychologie. Elle ne s’avère, hélas, qu’un simple redoublement didactique des enjeux développés par le récit, comme une volonté de maintenir la diégèse – et surtout le spectateur – sur les rails qui lui sont imposés. Tout le film fonctionne à l’aune de ce système de pensée autoritaire – forcer les traits en revenant dessus pour y passer un grand coup de feutre, s’assurer de leur bonne inscription – et c’est ainsi que, par exemple, les yeux des protagonistes brillent d’un feu ardent lorsqu’il y a désir ou pulsion à assouvir, ou que le travail du son s’oriente vers des textures métalliques lorsque Manute, personnage qualifié de « porte blindée », reçoit des coups. Cette volonté besogneuse de souligner la maîtrise des moyens développés à l’insu du récit, bien que tout à fait superflue et suffocante, s’inscrit pourtant parfaitement dans les différents épisodes qui déclinent, comme on feuilletterait distraitement les pages d’un catalogue, des modalités de la domination et du pouvoir comme marques de puissance.
In fine, ces modalités se retournent bien évidemment, dans la tradition du récit conservateur, contre ceux qui en ont fait usage. Ce systématisme du retour de bâton dévoile une politique de la morale qui cherche maniaquement à séparer, même dans ces éléments les plus retors en apparence, ce qui relève du Bien ou du Mal. C’est ici qu’une lecture réactionnaire de l’œuvre de Frank Miller prend tout son sens, en ce qu’elle révèle une pensée qui ne fonctionne que par codes binaires, en « noir ou blanc ». Les exemples abondent dans Sin City, mais restons cramponnés à ces personnages, puisque les réalisateurs les érigent en figures surplombantes et sujettes au courroux, proches de la mythologie grecque, qui sépare dieux et déesses (« Goddess » était d’ailleurs un terme utilisé sciemment dans le premier épisode par le personnage de Marv pour qualifier une prostituée, en un pathétique petit renversement des valeurs, provocation à moindre frais). Les hommes possèdent le pouvoir et/ou la puissance, mais cachent un envers vulnérable, une blessure, tandis que les femmes représentent la séduction par la plastique et la parole, mais sont confrontées aux mêmes fêlures. Et lorsqu’elles accèdent à la puissance, c’est pour en faire le même usage que les hommes, sous le versant de la violence physique (ou de la manipulation psychologique, sous l’égide d’un archétype : la femme fatale). En définitive, tout est double chez Miller, et rien ne l’est : la dualité n’est là que pour confirmer un état des choses et rétablir un ordre préétabli. Partir d’archétypes n’amène ici qu’à en reconduire d’autres, dans un système d’oppositions très codifié, et ces supposés retournements ne sont que des retours vers d’autres formes de normes.
À pile ou face
Ce double discours, qui joue à retourner indéfiniment ses propres signes du côté pile ou face, cherche à faire de sa pauvreté intrinsèque une preuve de vertige en prétendant brouiller les pistes. C’est ici que Robert Rodriguez entre en scène, non pas en se vautrant béatement dans cette fange, mais pire, en légitimant insidieusement cette recherche de fausses ambiguïtés. Le film joue, sous son égide identifiable, à la fois la carte du sérieux de Miller (sur le terrain des voix caverneuses, de l’inéluctable, de la figure du « maudit ») et du grotesque, du grossier (utilisation d’une violence prétendument outrancière, pseudo comédie des archétypes), et laisse lâchement le choix au spectateur, dans cette dualité de pacotille, du registre dominant à considérer. En d’autres termes, ces deux points de délimitation, ce grand écart ne servent au fond qu’à donner le sentiment qu’il y a ici un espace de liberté à investir, alors que tout est sagement sous contrôle. Les apparitions fugaces des couleurs au sein de ces aplats, que l’on pourrait percevoir comme des lucioles dans la nuit, ne se révèlent finalement que comme prétextes à masquer une dictature qui invite, à tous prix, à choisir le camp du blanc ou du noir, quitte à retourner sa veste en chemin.