À Sin City, tout ou presque est noir, noir, noir. Dans ce simili-New York à faire pâlir Rudy Giuliani, les flics et les gangsters, les violeurs et les strip-teaseuses, les serial-killers et les putes traînent leur morne existence dans un monde où le bonheur est allé se faire voir ailleurs. La Ville du Pêché n’offre aucune rédemption à ses antihéros très fatigués dont les vies se terminent prématurément… dans le sang.
Adapté de la BD culte de Frank Miller par Robert Rodriguez (Une nuit en enfer, Desperado, Spy Kids), Sin City se veut tellement fidèle à son matériau de base que le metteur en scène mexicain a exigé que Miller soit crédité au générique en tant que co-réalisateur. Louable idée, ne serait-ce que d’un point de vue strictement commercial, l’aval du propre créateur de la bande dessinée conférant au film une légitimité inespérée. La virulence des amateurs de comics, capables de détruire la réputation d’une adaptation cinématographique à grand renfort de messages assassins dans des forums spécialisés sur Internet, permet de mesurer les enjeux artistiques et financiers de ce genre d’entreprise. Cerise sur le gâteau, la présentation en compétition officielle de Sin City à Cannes cette année a apporté au projet et à son réalisateur une dernière touche de crédibilité. Un parfum de Pulp Fiction s’est abattu sur le festival, largement aidé par la présence au générique de Bruce Willis et la publicité faite autour de la participation, en « special guest director », de Quentin Tarantino.
Beaucoup de bruit, de stars, d’argent pour… pas grand-chose. Pourtant, Sin City est une très belle réussite technique. Transposition « vignette par vignette » de divers épisodes issus de la BD, il respecte avec minutie le graphisme très stylisé de Miller, alliant au noir et blanc sublime de l’image un sens du cadre et du découpage à la fois fidèle au comics et exceptionnellement vivant. Il faut voir avec quelle fluidité Rodriguez filme les scènes d’action (très gore) ou les nombreuses poursuites en voiture, ou à quel point l’utilisation de la 3D ou de divers effets (ajouts parcimonieux de couleurs çà et là, insertions d’aplats de noir et de blanc comme dans la BD…) peuvent devenir une forme d’écriture cinématographique (et pas seulement de l’esbroufe visuelle à la George Lucas, dont le Star Wars – Épisode III numérisé à outrance, jusqu’à l’écœurement, était également projeté à Cannes). Rodriguez réussit même à évoquer, au détour de certaines scènes, certains plans, quelques-unes des grandes figures du cinéma hollywoodien, et pas seulement les plus évidentes. Bien entendu, les références aux films noirs des années 1950 abondent (la BD étant déjà un hommage au genre), mais on retrouve aussi par exemple, la poésie des films d’horreur de la MGM des années 1930 (Le Chien des Baskerville ou encore La Créature de Frankenstein pour le personnage de Marv, joué par un Mickey Rourke méconnaissable).
Mais le procédé est à double tranchant. Rodriguez respecte absolument l’œuvre de Miller au détriment, parfois, de principes élémentaires tels que la narration ou la psychologie des personnages. C’est peu dire qu’ils sont fidèles à la BD, car les héros de Sin City, le film, sont aussi plats que le papier sur lequel sont couchés les héros de Sin City, le comics. Trois histoires mettant en scène différents personnages s’entrecroisent mais ne suscitent l’intérêt que rarement. La faute à un scénario bon élève qui se contente souvent de reprendre, en les étoffant un peu, les dialogues écrits par Miller. Pour la BD, ça passe, mais c’est un peu court pour faire un film. Résultat : certains comédiens s’en sortent honorablement (Bruce Willis, toujours bien dès qu’il s’agit de composer un personnage dévoré par la culpabilité et le doute ; Rosario Dawson, impressionnante en chef des prostituées violente et passionnelle), quelques-uns sont tellement grimés qu’ils en deviennent inexpressifs (Mickey Rourke, Benicio Del Toro), d’autres enfin tentent vainement d’exister avec ce que le scénario leur donne à jouer (Jessica Alba) ou sont carrément faux (Brittany Murphy). Un sentiment de n’importe quoi renforcé par les nombreuses ellipses qui font passer des mois, voire des années dans la vie des personnages sans que l’on n’ait jamais l’impression que ceux-ci soient différents de ce qu’ils étaient cinq minutes auparavant. À l’arrivée, Sin City ressemble à un très beau livre d’images dont on se contenterait de feuilleter rapidement les pages : aussitôt refermé, aussitôt oublié.