Avec The Strangers, le motif qui plaçait déjà les deux premiers cartons au box-office de Na Hong-jin au-dessus de la sanglante mêlée du néo-thriller coréen gagne en complexité. Ce motif, c’est celui de la course-poursuite, entre deux ennemis se jurant un anéantissement mutuel. Cette rivalité meurtrière dans laquelle chacun abdique son reliquat d’humanité avait donné lieu à un saisissant diptyque de la violence – The Chaser et The Murderer – où des corps suppliciés s’abîmaient dans une gestuelle confinant à l’expressionnisme abstrait. En réinventant le dripping à l’arme blanche et à mains nues, ce tableau macabre ne cherchait pas seulement à provoquer la sidération. Ses lacérations rouvraient aussi les plaies encore lancinantes d’une péninsule tourmentée non seulement par le bellicisme imprévisible de la Corée du Nord, mais aussi par des relations diplomatiques toujours empoisonnées avec le Japon, puissance occupante jusqu’en 1945. Dans The Chaser, l’acharnement d’un serial killer contre des prostituées exhumait ainsi une mémoire coloniale hantée par le martyre des « femmes de réconfort », tandis que The Murderer racontait le périple d’un joseonjok, un de ces sans-grades coréens de Chine, qui traverse la mer Jaune pour s’improviser tueur à gages à Séoul.
Nihilisme en sous-bois
À tort ou à raison, c’est aujourd’hui un ermite nippon, bouc-émissaire d’un ressentiment historique, qui cristallise l’hostilité d’une communauté rurale victime de crimes abominables. Cette relecture hallucinée de l’affaire Richard Roman – ce marginal français désigné à la vindicte populaire pour le meurtre d’une fillette –, fait de sublimes paysages le terreau d’un panthéisme maladif qu’anticipait déjà la bestialité à laquelle s’abaissaient les antagonistes de Chaser/Murderer. Après les villes, qui prenaient en charge l’allégorie politique du récit, l’air de la campagne réussit plutôt bien à Na, moins soucieux cette fois-ci d’avilir les hommes que de restaurer le Diable sous sa forme primordiale. Dans le collimateur de Satan ? La police et l’Église, qu’incarnent ici, respectivement, un inspecteur d’une risible balourdise et un prêtre juvénile dont la foi se fissurera comme un vitrail étoilé. Deux arbres chancelants qui ne sauraient cacher la forêt d’incrédulité que cherche à embraser le pyromane derrière la caméra. Le primitivisme dans lequel verse désormais Na pare sa scénographie habituellement lugubre de flamboyances plastiques inédites, confirmant une affinité élective avec le champ du surnaturel. Elles culminent dans des transes chamaniques d’une vertigineuse intensité, où sorts et contre-sorts se répondent dans la frénésie d’un montage alterné et scandent l’affrontement que se livrent à distance des forces moins adverses qu’il n’y paraît. Entre maîtrise et dérèglement, The Strangers est donc constamment à l’affût du coup de grisou capable de pulvériser les figures imposées dans lesquelles ce cinéma menaçait de se pétrifier dès The Murderer.
Hors Satan
Cet objectif, Na le réalise en même temps qu’il le dépasse, piégé par la logique exponentielle qu’il s’impose sans relâche 2h36 durant. Il y a quelque chose d’un peu monstrueux dans cette boulimie de sous-genres et de registres qui s’empilent jusqu’à satiété, à l’image de ces mets que dévorent à intervalles réguliers le flic timoré chargé de l’enquête et son entourage : polar échevelé, ghost story, satire de mœurs, zombie survival, mélo familial, revenge movie… Malgré sa formidable vélocité, le film ne cesse de tanguer, tel un convive en surrégime au sortir d’un banquet. Filant la métaphore biologique jusqu’au bout, ce jeu de dupes égare le spectateur dans une intrigue labyrinthique où le Mal s’exhale à la manière d’un gaz toxique contaminant tout sur son passage. En chemin, il fait aussi écran à la lisibilité de l’ensemble, qui s’achève sur une surenchère de twists, dont l’un a toutefois le mérite de l’ouvrir à une poésie inattendue et de susciter, enfin, une émotion proche de celle ressentie devant les premiers Shyamalan. Trop tard : parti pour tutoyer les sommets, The Strangers succombe à son rêve icarien, parcouru de plans inoubliables et de visions johanniques, mais impuissant à redresser sa folle trajectoire.