Après le remarqué The Chaser, Na Hon-jin livre un nouveau polar nerveux et nihiliste, décrivant la destinée sanglante d’un paria réduit à l’état animal. Cohérent, le cinéaste nous plonge dans une odyssée ultra-violente, sans jamais oublier de rattacher ses partis pris esthétiques sanglants à un fond réfléchi. Un petit rayon de soleil dans la nouvelle vague pathétique de films de genre coréens.
Malgré un soutien sans failles des nombreux amateurs, des festivals et de la critique, il faut se faire une raison : les cinéastes d’Asie du Sud-est connaissent une panne d’inspiration interminable. S’il y a bien quelques soubresauts au Japon (Sono Sion; Kiyoshi Kurosawa), à Hong Kong (Johnnie To et l’inégal Dante Lam) ou en Corée (Hong Sang-soo ; Bong Joon-ho), la crise économique, la dominance des films hollywoodiens et l’influence néfaste des séries télé asiatiques sur la structure des productions cinématographiques bloquent un éventuel renouvellement artistique. La Corée, que l’on voyait comme une nouvelle terre d’invention filmique en Asie, suite à la démission de Hong Kong, peine aussi à rebondir. Ses auteurs ressassent inlassablement des recettes qui perdent de leurs saveurs (The Housemaid d’Im Sang-soo). Son cinéma d’action semble le plus mal en point : il s’est lancé depuis quelque temps dans la surenchère grand-guignolesque avec comme tête de gondole le ridicule J’ai rencontré le Diable. Le polar de Kim Jee-won est l’étendard d’un ensemble de films ultra-violents, outranciers et populistes, qui cherchent à exploser le box-office en caressant les plus bas instincts du spectateur. On peut citer les mauvais No Mercy, The Man from Nowhere, Bedevilled ou encore Man of Vendetta : des œuvres droitières, fondées sur la justice individuelle, qui feraient passer les dérives cinématographiques de Charles Bronson pour des tracts gauchistes. Ce sentiment provient surtout de leur absence de réflexion sur les images qu’elles déversent. Si l’on pourrait penser à un reflet de la société coréenne, cette idée est annihilée par leur gratuité esthétisante. Elles sont plutôt le reflet d’une société d’apparat et ultra-capitaliste. Du cinéma matérialiste et nauséabond qui fait peine à voir.
Heureusement, quelques rayons de raison viennent éclaircir ce paysage bien morose. Après The Chaser, Na Hong-jin revient avec une œuvre toute aussi noire et réfléchie. Si, par sa violence graphique, The Murderer semble s’inscrire dans la vague évoquée, la démarche demeure bien différente : la sauvagerie qui imprègne la pellicule relève de motifs filmiques réellement pensés en amont, fusionnant l’Homme et l’animal. Na fonde sa fiction sur une réalité sociale, celle misérable des Joseon-Jok, une minorité sino-coréenne très pauvre, qui vit dans la préfecture autonome coréenne de Yanbian, en Chine populaire. Le personnage principal du film, Gu-nam, un membre de cette collectivité, est d’emblée présenté comme un chien errant, survivant au milieu des loups dans une région décrite comme poisseuse et gangrenée par divers trafics. Criblé de dettes et sans nouvelles de sa femme, partie en Corée du Sud pour trouver du travail, il accepte le marché d’un parrain local pour la retrouver: aller assassiner un inconnu en Corée. Il s’ensuit un ensemble de rencontres malchanceuses qui plongent le récit dans une brutalité fascinante, parfois grotesque, mais toujours liée au motif premier du métrage : Gu-nam devient une bête traquée par la police et par des criminels « néandertaliens », qui délaissent les armes à feux au profit des armes blanches, os d’animaux et autres outils profondément régressifs. Une véritable cohérence entre le sujet et la forme, qui permet aussi de décrire l’état quasi-animal et apeuré d’un migrant illégal, évoluant dans des espaces dont il ne maîtrise pas les codes. Comme chez Imamura, Na s’intéresse à l’aliénation des classes sociales les plus pauvres, prêtes à tout accepter pour entrevoir un peu d’espérance et de richesse On est loin de la surenchère purement esthétique de réalisateurs comme Kim Jee-won ou Park Chan-wook, The Murderer pouvant être comparé aux polars « réalistes » américains des années 1970, dont le style viscéral est lié à un fond profondément pensé. Une chose est sûre : le cinéaste ne croit pas en l’humain ; ses personnages, souvent ambigus, s’entredévorent afin de sauver leur peau et leurs proches. Gu-nam, lui-même, agit contre toute morale, les membres de sa communauté se révélant aussi peu solidaires qu’un peuple coréen représenté comme détestable. Ce nihilisme, jamais gratuit, émane, peut-être, de la société elle-même : si le cinéma policier et d’action de Hong Kong s’appuie encore – pour l’instant – sur des relations d’amitié, d’entraide et de loyauté, valeurs fortes de la culture chinoise traditionnelle, les cinéastes coréens se montrent plus pessimistes, en raison, probablement, de l’avènement trop rapide dans leur pays d’une identité individuelle essentiellement construite sur le capitalisme et l’égoïsme.
En dehors de ces considérations sociétales, Na compose également avec talent sur la notion de hasard en l’incluant dans un jeu pertinent sur le temps et l’espace : les protagonistes se croisent fortuitement dans des situations rocambolesques, qui remettent en cause toutes les options prévues. Si le récit tend à aller d’un point A à un point B, en reposant sur la structure de la course-poursuite, de nombreuses possibilités se profilent pour atteindre le dénouement de l’histoire. Le Coréen filme souvent le point de vue de son anti-héros en caméra subjective ; il observe une situation et réfléchit dans l’instant à l’action qu’il doit effectuer pour survivre. Un art intéressant de l’imprévu, où les plans semblent se dessiner en temps réel, malgré le caractère paradoxalement mathématique, et parfois calculateur de la mise en scène. Cette thématique du hasard intègre aussi l’espace tentaculaire des villes coréennes et chinoises, faites de rues labyrinthiques et de lieux malfamés, où les personnages s’entrechoquent brutalement. Un cinéma profondément urbain, mais dont l’individu reste l’élément central.
On peut cependant reprocher à Na un final explicatif et programmé, empêchant le spectateur de disserter davantage sur la portée de l’œuvre. Cette fin laisse un goût amer alors que l’incertitude l’aurait rendue plus cohérente au regard de l’ensemble. Une erreur de jeunesse pour un cinéaste qui n’a réalisé que deux longs-métrages. C’est aussi l’une des faiblesses d’un cinéma coréen trop sûr de ses effets, souvent plombé par une absence de spontanéité. The Murderer n’en demeure pas moins l’un des meilleurs polars asiatiques de cette année, en attendant, on l’espère, d’autres bonnes nouvelles du pays du Matin Calme.