En 2006, Paul Haggis raflait l’oscar du meilleur film avec Collision, consternant film choral sur les tensions raciales qui ravagent Los Angeles, dont on pourrait résumer le message en quelques mots révolutionnaires : le racisme, c’est mal ; la peur de l’Autre, c’est pas bien ; apprendre à vivre ensemble, c’est mieux. Deux ans de W. plus tard, l’Amérique s’apprête à élire son premier président noir, dont on ne peut que présumer des qualités à sortir le pays du marasme économique et social dans lequel il est embourbé, mais qui aura au moins marqué l’Histoire de son pays en prononçant un discours sans précédent sur la question raciale – thématique taboue dans les campagnes électorales au pays de l’Oncle Sam. Il serait amusant de demander au candidat Obama ce qu’il a pensé de Collision et, plus généralement, l’on peut légitimement se demander si le film gagnerait un Oscar en 2008. Le comparer à The Visitor – l’un des outsiders les plus en vue pour rafler la récompense l’année prochaine – n’est pas anodin, même si les thèmes ne sont pas les mêmes. Ce que révèle l’enthousiasme que suscite ce second long métrage de Tom McCarthy, c’est une ouverture progressive vers l’extérieur, fortement encouragée par la lassitude d’une population de plus en plus hostile aux conflits avec le Moyen-Orient. Comme si, au moment où les conflits raciaux qui gangrènent le pays depuis des décennies vont peut-être trouver une résolution avec l’arrivée possible au pouvoir d’un candidat de couleur noire, Hollywood – très majoritairement Démocrate, mais néanmoins révélateur d’opinions – se décidait à pointer du doigt la politique d’immigration du pays en jouant les trouble-fêtes et en posant une question subsidiaire à laquelle personne, semble-t-il, n’a envie de répondre : comment se décide une nationalité, quels sont les critères de sélection, qui a le droit d’avoir un morceau du rêve américain ?
The Visitor raconte l’histoire de Walter Vale, prof de fac qui s’emmerde ferme dans sa maison du Connecticut. Veuf et rétif à toute forme de communication, il donne quelques cours en essayant tant bien que mal de terminer l’écriture d’un ouvrage. Envoyé à New York par son université pour y tenir une conférence, il en profite pour remettre les pieds dans l’appartement de Manhattan dont il est propriétaire mais où il ne se rend jamais. Là, il tombe sur un couple, Tarek, d’origine syrienne, et sa petite amie sénégalaise Zainab, installés dans les lieux et visiblement victimes d’une escroquerie immobilière. Walter accepte de les loger quelques temps et se lie d’amitié avec Tarek, musicien qui accepte de lui enseigner les rudiments du djembé, en guise de remerciement. Lors d’un contrôle dans le métro, Tarek est incarcéré, sa situation illégale sur le sol américain signifiant une expulsion quasi-inévitable…
Tom McCarthy n’a peur de rien. Car il y a vraiment de quoi fuir devant un tel sujet : l’amitié entre deux hommes que tout oppose, l’histoire d’un vieux con aigri par les coups du sort et qui se révèle à lui-même par le biais d’une culture étrangère (le djembé, Tarek et Zainab, la mère de Tarek), le drame de l’immigration illégale et des expulsions péremptoires… On nage en pleins feu-Dossiers de l’écran, et n’importe quel réalisateur un peu trop porté sur la guimauve, voire tout simplement écrasé par l’envie de trop en dire ou de trop bien faire, aurait pu mener le projet droit dans le mur. Mais le réalisateur, révélé par un premier film remarqué, The Station Agent, se révèle un formidable équilibriste qui sait doser ses effets avec une grande finesse.
En premier lieu, dans l’ébauche des personnages : Walter (incarné avec maestria par l’un des plus grands comédiens américains en activité, le méconnu Richard Jenkins, vu dans la série Six Feet Under) a beau présenter tous les signes du vieux grincheux, il n’en apparaît pas moins, dès les premiers instants du film, comme un homme fatigué et résigné, en transit, dans l’attente de quelque chose. Tarek, beau parleur, beau joueur et beau tout court, est le fils d’un journaliste syrien qui a payé au plus fort le prix de la liberté d’expression. Sa compagne, aussi méfiante et réservée qu’il est ouvert et chaleureux, vend des bijoux sur les marchés et redoute les contrôles d’identité. Le lien, c’est la musique : épuisé d’essayer d’apprivoiser un piano qui n’obéissait qu’à sa défunte épouse (une musicienne de renom), Walter va se laisser séduire par le son du djembé. L’apprentissage de l’instrument consistant essentiellement en un désapprentissage de tout ce qui fait son quotidien, Walter va y voir une ouverture vers quelque chose d’autre : peut-être pas une libération, plutôt un abandon, une drogue douce suffisamment enivrante pour accéder à l’oubli momentané d’une vie trop lourde à porter.
Quand Tarek se fait arrêter et enfermer dans un centre de rétention, on peut présumer – redouter, surtout – que le message va se faire lénifiant et plein d’espoir (du genre : « on vous montre à quel point tout ça c’est moche mais on vous promet une fin heureuse pour que vous rentriez chez vous avec la conscience légère »). Il n’en est rien, mais McCarthy ne tombe pas pour autant dans l’excès inverse, le mélo plombé par une indignation surjouée. Le cinéaste se plaît à montrer les lourdeurs et incohérences de l’administration et se gausse des effets attendus, jusque dans les moindres détails : voir la scène avec l’avocat, merveille de dialogues à rebours des clichés. McCarthy va même jusqu’à s’autoriser une love-story, refusant là aussi de céder aux conventions et autres facilités scénaristiques : l’idylle naissante entre deux personnages que tout oppose n’est pas là pour satisfaire un quota de spectateurs en manque d’eau de rose, mais pour faire avancer une histoire.
The Visitor émeut par sa capacité à évoquer sans détour les limites de l’American dream, en remettant sur le tapis une situation devant laquelle ceux – blancs, noirs, latinos, asiatiques – qui ont une Green Card préfèrent fermer les yeux. Lors d’une très belle scène, Zainab évoque ses balades avec Tarek jusqu’à Ellis Island, où les immigrants arrivaient en masse dans l’espoir d’être autorisés sur le sol américain, dans des conditions inhumaines. Ellis Island est aujourd’hui un musée, mais les centres de rétention existent bel et bien. On sait à quel point cela est cher à Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux chez nous. Mais qu’en pensent Barack Obama et ses électeurs potentiels, qui rêvent tant de changement ?