Alors que les Français moyens se remettaient à peine de leurs cours de beurrage de biscotte, les Américains (pour une fois plus subtils) s’initiaient aux lamentos tragi-comiques d’Arnold, juif new-yorkais, travesti à ses heures perdues. À l’origine pièce de théâtre à succès écrite et interprétée par l’excellent Harvey Fierstein, Torch Song Trilogy a été adapté à l’écran en 1988 sans rien perdre de son mordant ni de son humanisme. Passé au rang de comédie culte, le film est un témoignage très juste (et par bien des égards d’actualité) sur la vie gay des années 1970, mais aussi une fable universelle qui touche au cœur. Il ressort en copies neuves, notamment au Nouveau Latina où il sera accompagné d’une programmation spéciale sur la lutte contre l’homophobie.
Arnold (Harvey Fierstein), sa vie, ses amours, ses emmerdes. Acte 1 : Entre deux numéros dans son cabaret de travestis, Arnold alias Virginia Hamm, fait la connaissance de Ed (Brian Kerwin) plus à voile qu’à vapeur, qui finira par le quitter… pour retourner vivre avec son ex-copine. Acte 2 : Un an plus tard, Arnold se console enfin dans les bras d’Alan (Matthew Broderick), un jeune comédien qui lui apporte enfin amour et stabilité. Ils envisagent même de quitter la bonbonnière d’Arnold pour trouver un nouvel appartement et adopter un enfant. Acte 3 : C’est la fin de la parenthèse enchantée. Arnold doit affronter le drame de sa vie tout en assumant ses nouvelles responsabilités de père. Il se confronte également à sa mère (Anne Bancroft) qui a du mal à accepter son homosexualité et son mode de vie qui la dépasse.
Une torch song est une chanson qui brûle d’un amour tragique à sens unique. Elle est à l’image d’Arnold dont la vie sentimentale sera toujours contrariée, marquée par l’impossible réciprocité ou avortée par le deuil. Car Arnold aime se réfugier dans les chansons d’amour. Celles qu’il chante, telle une Liza Minnelli grippée dans son cabaret de travestis ; celles qui lui permettront de rencontrer l’homme de sa vie (Alan); celles qu’il utilisera enfin pour déclarer sa flamme via une émission de radio, dont l’animateur, encore perplexe, ne s’est toujours pas remis qu’un garçon puisse dédicacer une chanson à un autre garçon.
Trilogy, parce qu’à l’origine, il s’agit de trois pièces de théâtre semi-autobiographiques de Harvey Fierstein, auteur ouvertement gay et artistiquement militant. Ce dernier les a jouées à Broadway, à la fin des années 1970 avant de les compiler dans un seul et même spectacle. Très vite le spectacle remporte un franc succès et fut récompensé par plusieurs Tony Awards (l’équivalent de nos Molière) dont celui de meilleur acteur. En France, la pièce fut jouée dernièrement avec Éric Guého dans le rôle titre, l’un de nos rares acteurs capable d’approcher sans être dans l’imitation, le talent tragi-comique de l’interprète original. Curieusement, lorsqu’il fut question d’une adaptation cinématographique, Harvey Fierstein dut se battre avec les studios pour pouvoir garder le rôle qu’il a écrit et créé sur scène. Les producteurs lui préféraient Dustin Hoffman ou Richard Dreyfuss, sans doute plus conventionnels. Le débat paraît aujourd’hui aberrant tant la réussite du film doit beaucoup au charisme de cet acteur à la voix rocailleuse. Harvey Fierstein eut certainement moins de mal à imposer Matthew Broderick, devenu acteur-vedette avec La Folle Journée de Ferris Bueller, qui se voit proposer le rôle magnifique d’Alan (l’amant d’Arnold) après avoir créé sur scène celui de David (le fils adoptif). Construite donc en trois parties et articulée autour d’une succession de saynètes avec changements de lieux et multiples ellipses (procédé d’écriture qui sera par exemple au cœur d’un autre succès théâtral homo de la fin des années 1990 Angels in America), l’écriture de Torch Song Trilogy était déjà en soi cinématographique. Le réalisateur Paul Bogart en a gardé les principales caractéristiques, usant des numéros musicaux comme autant de respiration, prenant soin de conserver les apartés d’Arnold adressés, dès la première séquence, aux spectateurs dans un élan d’intime connivence. L’histoire gagne au passage un nouveau personnage (et non des moindres), la ville de New York qui s’impose au détour d’une plongée nocturne sur l’île de Manhattan ou qui sert de cadre à un innamoramento sur le pont de Brooklyn ou à une bastonnade mortelle dans un quartier mal famé.
Cousin lointain de Zaza Napoli ou de Victor/Victoria, mère spirituelle d’une Priscilla folle du désert qui aurait trop fumé de cigarettes en écoutant Comme ils disent, Arnold demeure un personnage hybride et inclassable. Sa grande réussite, c’est de ne pas s’enfermer dans le cliché, l’archétype éculé du travesti tellement folle qu’il est à lui seul un trait d’humour à chacune de ses apparitions. Son exubérance, il la doit avant tout à une conscience aiguë et sincère du tragique. Arnold est une vraie Drama Queen dans le sens noble du terme, d’où cette propension à parler avec légèreté de choses graves et à prendre en dérision les grands drames de la vie comme le deuil ou l’homophobie. Ce n’est pas un hasard si la présentation qu’il fait de son enfance (et implicitement de son premier coming-out) est réduite à un jeu de mot : « Mais que fais-tu dans le placard ? », s’écrie la mère d’Arnold lorsqu’elle voit son fils peinturluré de rouge à lèvres au milieu des robes et costumes. Tout au long du film, Arnold nous gratifie ainsi de ses pics et maximes (« Ce n’est pas facile d’être une drag-queen, mais je ne sais pas marcher sans talons ») avec un sens de l’auto-parodie qui lui permet de retourner à son avantage les situations les plus pathétiques ou douloureuses. Lorsqu’il se montre le plus absurde et le plus auto-psychanalytique, Arnold nous ferait presque penser à une version homo de Woody Allen − tout comme lui juif new-yorkais. Le réalisateur de Hannah et ses sœurs n’aurait certainement pas renié l’intermède champêtre et adultérin qui voit Arnold et Alan rendre visite à Ed et son épouse. Qu’il soit sur scène où dans son quotidien rempli de kitscheries et de petits lapins (son objet fétiche), Arnold vit ainsi sa vie comme une pièce de théâtre, répétant au préalable une histoire d’amour pathétique avant d’avoir enfin le beau rôle et un partenaire à la hauteur. Dans cette valse à trois temps où les effets cycliques sont de légion, un anniversaire matinal pour fêter deux semaines d’une relation bancale peut très bien être vengé par une soirée qui célèbrera une autre belle passion, longue celle-ci de deux ans.
Comme le souligne Arnold au début du film, Torch Song Trilogy se passe à un moment où la révolution gay est en marche (il en profite pour faire le constat plutôt sensé que le jour où les homos seront acceptés, les drag-queens disparaîtront, puisque ces figures emblématiques ont un rôle aussi bien carnavalesque que politique). En phase avec son époque, Torch Song Trilogy est logiquement devenu un film homo culte. Et aujourd’hui encore, on est frappé par son activisme audacieux et la modernité des situations ou des thèmes évoqués (comme l’homoparentalité, le rapport entre la religion et la sexualité) qui nourriront, par exemple, près de quinze ans plus tard, la série Queer as Folk. Film homo mais pas que. Comme Queer as Folk ou dans un sens Brokeback Mountain, Torch Song Trilogy n’est pas un film sur l’homosexualité « ce douloureux problème » mais une histoire avec des personnages homosexuels confrontés comme les hétéros (mais avec les obstacles en plus liés à la différence) aux désordres amoureux et aux drames. L’une des scènes les plus belles et les plus bouleversantes du film est sans doute celle où Arnold a une violente altercation avec sa mère devant les tombes de leurs compagnons respectifs. Cette dernière, en effet, ne comprend pas que la douleur de son fils puisse être aussi forte que la sienne. D’une vérité et d’une force implacable, cette confrontation est l’occasion pour Arnold de montrer que le deuil est un sentiment universel quelle que soit notre sexualité. C’est aussi pour lui un moyen de tenter un ultime mais fragile rapprochement avec sa mère.
Dix-huit ans après sa sortie, par ses éclats d’humour et d’amour, par sa capacité à nous faire percevoir avec pudeur le tragique de l’existence et à traiter de la différence avec ouverture et humanisme, Torch Song Trilogy reste plus que jamais une grande œuvre militante universelle.