Avec Priscilla, folle du désert, le désert australien, jusque-là réservé aux élans futuristes de Mad Max, se parait tout d’un coup de platform shoes et de boules à facettes. Nous sommes en 1994 et ce road-movie fauché mettant en scène trois drag-queens à la langue bien pendue obtint un succès inattendu qui contribua à ouvrir un pan de la culture homo au du grand public. L’engouement est tel qu’une adaptation scénique voit le jour à Sydney avant de s’exporter à Broadway, dans le West End et aujourd’hui à Paris. À cette occasion, le film ressort en salles en copie neuve et fait, de nouveau, souffler son esprit libertaire à une époque où les « humiliés » ne sont plus ceux que l’on croit.
Féru de comédies musicales, le jeune réalisateur Stephan Elliot rêve de faire son La La Land. Face aux refus des producteurs qui jugent le genre trop ringard, il a alors le déclic lorsqu’il assiste à un spectacle de drag-queens dans un bar de Sydney. Lui vient l’idée de ce western en talons aiguilles qui détourne à coup de kitsch, de répliques percutantes et de musique disco les codes du road movie. Le film nous emmène, en effet, dans la folle équipée de trois amis partis pour un show à la conquête du désert dans un bus rebaptisé Priscilla. L’un d’entre eux trouvera à destination son ex-femme et surtout son fils qu’il n’a plus vu depuis sa naissance.
Stephan Elliot a quand même des réserves sur l’universalité de son film et se prépare à une sortie directement en vidéo. Il est loin de s’imaginer être présent à Cannes et encore moins gagner un Oscar pour les costumes. De fait, la production reste modeste. et l’équipe doit redoubler de créativité pour pallier au manque de budget (le bus, par exemple, n’a été peint que d’un seul côté, on recycle du tissu pour faire les robes). Une économie de moyens qui s’appuie fort heureusement sur un casting extrêmement solide. Pour interpréter Bernadette, la transsexuelle doyenne de la bande, Stephan Elliot pense d’abord à Tony Curtis en clin d’œil à son rôle de travesti dans Certains l’aiment chaud. Mais sous pression de sa femme, l’acteur américain décline. Les noms de Tim Curry et même de David Bowie ont aussi été évoqués. Mais c’est finalement Terence Stamp (doublé en français par Jean-Claude Brialy) qui s’empare à merveille de ce rôle à contre-emploi. À ses côtés, Guy Pearce (qui n’a pas encore la carrière hollywoodienne qu’on lui connaît) campe un coéquipier aussi attachant que détestable. Quant à Hugo Weaving (que l’on retrouvera plus tard dans Matrix ou dans Le Seigneur des anneaux), il sait donner toute l’humanité nécessaire à son personnage partagé entre son ancrage dans la communauté gay et son nouveau rôle de père.
Dragarama
Même si l’on peut regretter que le traitement des minorités ethniques frôle la caricature (on pense notamment à la femme asiatique), Priscilla fait preuve d’efficacité cinématographiquement parlant. On sent un vrai sens du découpage et le Cinémascope (ou « Dragarama » comme il est nommé dans le générique) est habilement utilisé pour mettre en valeur les numéros et les étendues désertiques. Le film comporte aussi suffisamment de répliques percutantes et de moments d’anthologie (le concours d’alcool dans le bar, l’envolée lyrique sur un air de Callas, les boules de ping-pong) pour qu’il puisse passer l’épreuve du temps.
Mais le succès de Priscilla est aussi contextuel. Hasard ou coïncidence, l’Australie hérite à la même époque de Muriel, comédie acide et crypto-gay avec aussi Bill Hunter et porté par les chansons d’ABBA. Priscilla s’inscrit donc dans cette veine, celle d’une culture gay qui veut s’assumer auprès du grand public avec un angle positif, comme s’il fallait panser (pour ne pas dire effacer) les plaies de la décennie passée marquée par les ravages du Sida. En ce sens, les standards du disco qui parsèment la bande originale sont comme un trait d’union avec l’euphorie des années 1970 où les homos créaient leurs icônes sur les dance-floors et entamaient une libération avortée. Priscilla n’occulte pas les problématiques fortes (l’homophobie permanente, le changement de sexe, l’homoparentalité, le Sida) mais il les traite délibérément sur le mode du « feel-good movie », procédé qui fera aussi le succès du cinéma social anglais à la Full Monty ou Billy Elliot et dont les capacités fédératrices ne sont plus à prouver. En France, nous serons moins chanceux et nous hériterons d’un Pédale douce beaucoup moins subtil.
I am what I am
Comme dans tout bon road movie qui se respecte, les personnages de Priscilla vont de rencontres en rencontres. Si, comme le dit Bernadette, « l’absence de contact humain [les] protège », chaque nouvelle destination les oblige a contrario à se confronter aux regards des autres et à un rejet que l’on croirait inévitable. Dès la première halte, les nombreux plans de coupe sur les regards de passants hébétés montre bien que leur place dans la société est l’un des fils rouge de ce voyage initiatique. Mais la force de Priscilla est de ne jamais chercher à édulcorer ses personnages pour les conformer aux attentes d’une prétendue norme. Leur rapport au monde est toujours dans une provocation active qui vise l’acceptation et non la soumission. La clé ? Le « camp », cette contre-culture où l’humour caustique, le trait acide, l’auto-insulte, l’extravagante théâtralité sont autant d’armes capables de contrer les agressions potentielles. À côté des joutes verbales savoureuses (et politiquement incorrectes) entre les protagonistes, la séquence la plus révélatrice est celle où Bernadette s’attire les faveurs des piliers de bar après avoir lancé une pique bien sentie à la femme de l’assistance qui voulait les voir décamper. Plus tard, ce sont quelques perruques et la chanson « I will survive » qui serviront de lien avec une tribu d’autochtones, rencontre improbable entre deux communautés marginales dans le no man’s land d’un désert.
Mettre un peu de mascara pour dénoncer et retourner le tragique de l’existence, voilà donc le propre des drag-queens, ces clowns tristes dont Divine, l’égérie de John Waters est la vision la plus underground. Dans l’adaptation à Broadway de La Cage aux folles, Harvey Fierstein chantait justement « When life is a real bitch again / And my old sense of humor has up and gone / It’s time for the big switch again / I put a little more mascara on ». Ce même Harvey Fierstein qui, dans Torch Song Trilogy disait : « Le jour où les gays auront tous leurs droits, les drag-queens n’auront plus de raison d’exister. » Car derrière leurs allures carnavalesques qui attire le regard et derrière aussi leur récupération par la pop culture, elles restent (pour les anglo-saxons du moins) des figures autant transgressives que politiques (elles ont été notamment à l’origine des émeutes de Stonewall, à l’origine des premières Gay Prides à New York). On comprend mieux pourquoi elles ont été choisies comme porte-paroles d’un film qui vise à bousculer les idées reçues avec légèreté mais militantisme.
Être père
Dans un documentaire réalisé à l’occasion des vingt ans du film et alors que l’Australie se montre toujours à la traîne pour offrir des droits aux couples de même sexe, Stephan Elliot reconnaît que « l’âme de Priscilla, ce qui fait que le film fonctionne, c’est que derrière toutes les paillettes et le glamour, il y a l’histoire simple d’un homme qui essaie de faire accepter son homosexualité à son fils. » Cette thématique, sous-jacente dans les deux premiers tiers du film, prend réellement forme dans les dernières séquences, notamment dans une scène aussi sobre qu’émouvante où Tick se décide à faire son coming out auprès de son fils. Mais avant d’assumer l’image d’une famille anti-conventionnelle qui ferait pâlir de rage la Manif pour Tous, il faut passer par les peurs d’un père prêt à se compromettre pour rentrer dans le moule, comme s’il était le premier garant de l’idée de norme sociale. Dans une dernière pirouette là encore très « camp », ses hésitations sont balayées par sa progéniture qui lui demande s’il a un petit ami et surtout s’il pourra lui faire un numéro d’ABBA. Et c’est dans ce court moment de fragilité où l’acceptation l’emporte sur le déni de soi que Priscilla trouve, aujourd’hui encore, sa raison d’être.