Toute la beauté et le sang versé s’ouvre sur une action militante. Quelques dizaines de personnes, parmi lesquelles la célèbre photographe Nan Goldin, investissent le hall d’un musée pour dénoncer l’implication d’une famille de mécènes dans un scandale pharmaceutique. Les Sackler possédaient alors la société qui fut à l’origine de l’OxyContin, un opioïde très addictif ayant causé la mort de centaines de milliers d’usagers depuis sa commercialisation dans les années 1990. Avec cette introduction, le film semble s’engager dans une forme commune du documentaire militant, soit la chronique d’une lutte opposant David à Goliath, mais à mesure que Laura Poitras se concentre davantage sur le récit de la vie de Nan Goldin, il parvient cependant à s’éloigner de ce chemin balisé. Les clichés de la photographe, qui a priori servent de simples illustrations, offrent une résonance inattendue au récit autobiographique raconté en voix-off pour mettre en lumière une certaine histoire de la résistance par l’image.
La thèse que pose implicitement le film est simple : en photographiant sa propre vie, Nan Goldin a inscrit l’évolution de son corps et de celui de ses proches dans l’histoire culturelle et politique des États-Unis. La banlieue pavillonnaire de son enfance et le New York gay des années 1970 constituent autant de capsules temporelles à l’intérieur desquelles chacun tient son rôle, le plus souvent inconsciemment. Les postures, les regards et les étreintes témoignent de rapports de force journaliers mis en exergue par la photographie : les armes des personnages ne seraient rien d’autre que leurs vêtements, leurs coiffures, leur façon d’occuper l’espace… Par exemple, dans la photo où Nan Goldin se trouve au comptoir d’un bar, aux côtés de clients exclusivement masculins, une forme de discrète lutte féministe du quotidien se dessine. Pensées comme les fragments d’un récit plus global qui pourrait être agencé autrement (Nan Goldin elle-même change l’ordre des clichés de ses photos au sein de « diaporamas »), elles offrent un matériau extrêmement riche permettant à la documentariste d’exprimer le lien ineffable entre les événements d’une vie et la construction d’une vision du monde. Derrière le portrait d’une « rebelle », Laura Poitras esquisse en réalité l’évolution d’un regard politique permettant une prise de conscience. Les images ne sont pas uniquement des outils de communication, mais actent également un certain rapport au monde. En filmant les actions contre la famille Sackler à la lumière de l’histoire de Nan Goldin, la documentariste parvient à saisir leur nature profonde : la création d’une image comme geste politique contre l’oubli.