La 14e édition du festival « Un état du monde », qui s’est tenue du 25 au 31 janvier au Forum des images, a rassemblé un ensemble de films proposant des « contre-cartographies » du monde (pour citer le programme de la manifestation), à même de le raconter à travers d’autres regards affranchis des récits dominants. Laura Poitras et Rosine Mbakam y ont notamment présenté quelques-uns de leurs documentaires : pour la première, My Country, My Country et The Oath (tous deux inédits en France), ainsi que Citizenfour, et pour la seconde trois films sur l’immigration africaine et les formes contemporaines du colonialisme européen – Chez Jolie Coiffure, Les Deux visages d’une femme bamiléké et Les Prières de Delphine. Si les deux réalisatrices manient l’art du portrait afin de faire dialoguer des récits individuels et la grande Histoire, leurs démarches sont néanmoins inverses : Poitras s’intéresse à des acteurs de la vie politique pour sonder, à partir de leur image publique, la part obscure du pouvoir (les trois films dévoilent les exactions commises par le gouvernement américain au nom de la lutte antiterroriste). Au contraire, Mbakam prend pour point de départ (comme le pointe le commentaire accompagnant la traversée d’un paysage nocturne au début des Deux visages…) une mémoire enfouie pour tenter d’en extraire de la lumière. Ses films abordent les blessures intimes des sacrifiés de l’histoire (des femmes noires, en l’occurrence) et témoignent d’une dimension cathartique dans leur façon de récolter des paroles ignorées et des histoires refoulées. C’est en écoutant les prières de femmes ordinaires que l’histoire collective se fait alors entendre.
La réalité devenue fiction
Au-delà de la diversité des personnalités dont ils font le portrait, les films de Laura Poitras ont en commun une méthode consistant à multiplier les perspectives et les angles d’approche (une scène d’audience d’un politique influent peut par exemple succéder à une vision plus prosaïque du quotidien d’un protagoniste) pour cerner les contours d’une réalité. Ainsi, montrer Abu Jandal, l’ancien garde du corps de Ben Laden, faire face à différents interlocuteurs – de son fils aux journalistes de télévision, en passant par de jeunes disciples auxquels il enseigne sa vision du djihad – permet de préserver la complexité d’une figure constamment définie par sa dualité (ses deux prénoms, l’écart entre son passé de membre d’Al Qu’Aïda et sa nouvelle activité de chauffeur taxi, etc.). Journaliste et documentariste, Poitras fait résonner la sphère publique avec la sphère privée afin de garantir la neutralité de l’enquête dont le portrait est le prétexte. Ce faisant, elle confère à la caméra un pouvoir d’exploration de la vérité des êtres lorsque les personnages délaissent, même momentanément, leur rôle médiatique. Les plans rapprochés sur le visage d’Abu Jandal, alors qu’il conduit silencieusement son taxi ou regarde son fils prier, répondent ainsi à ceux où il s’exprime et maîtrise davantage son image. À travers les personnalités qu’elle suit, la réalisatrice semble vouloir mettre en scène la rencontre entre leur ordinarité (Edward Snowden parlant de sa petite amie qu’il ne peut plus voir depuis qu’il est devenu lanceur d’alerte ; Jandal conversant avec les clients de son taxi) et leur dimension héroïque, qui conduit le récit vers les plus hauts lieux du pouvoir. En s’intéressant à des affaires réunissant de facto les ingrédients du thriller politique (secrets d’État, personnalités corrompues, sectes occultes), Poitras donne à ses documentaires des allures de fictions, montrant que le réel et l’imaginaire n’ont plus des frontières étanches dès lors que les gouvernements exercent leur pouvoir dans l’ombre. Ainsi de cette scène où Snowden se persuade, alors qu’il s’apprête à transférer des documents secrets à Laura et au journaliste Glenn Greenwald, que l’alarme qui retentit dans l’hôtel signifie qu’ils sont probablement sur écoute. La caméra de Poitras, transitant du visage de Snowden à celui de Glenn tandis que le sentiment de paranoïa monte, saisit ce moment de partage entre une réelle panique et une excitation esthétique à voir la fiction s’inviter dans la réalité.
Inverser les champs de vision
Les films de Rosine Mbakam déploient de leur côté un dispositif où la question de la subjectivité est centrale. Ses documentaires sont des occasions d’entrer dans la vie des autres, de s’ancrer dans leur espace intime, qu’il s’agisse du lit d’où Delphine relate les différents épisodes de sa vie dans Les Prières de Delphine, du salon de coiffure de Sabine (Chez Jolie Coiffure) ou du quartier de Yaoundé où vit la mère de la réalisatrice, qu’elle retrouve après plusieurs années de vie en Belgique (Les Deux visages…). La mise en scène de Mbakam découle directement de la relation qu’elle tisse avec ce qu’elle filme, s’adaptant au décor (le minuscule salon de coiffure parsemé de miroirs qui fragmentent l’image de Chez Jolie Coiffure) et à la temporalité (le montage des Prières… rythmé par la volonté de Delphine de raconter ou de se taire) qu’on lui donne. Ce qui ne signifie pas pour autant que la cinéaste s’efface : les entretiens qu’elle mène sont émaillés de ses questions, de ses acquiescements ou de ses rires. Chacun de ses documentaires s’attache par ailleurs à retranscrire conjointement l’espace concret et l’espace mental de la personne filmée : si dans Les Prières… le lit de Delphine tient lieu de décor unique, c’est pour rendre visible qu’il sert aussi de refuge à l’intérieur duquel le personnage trouve la force de témoigner ; l’image d’une zone protectrice est redoublée quand la caméra accueille, au premier plan, toutes sortes d’objets qui encerclent le lit à la manière d’une barricade, faisant écho à la difficulté du personnage d’accéder à son passé. En se limitant aux cadres où vivent Delphine et Sabine, Mbakam fait également apparaître une ségrégation de fait, chacune étant d’une certaine manière confinée dans Bruxelles, la première parce qu’elle est cloîtrée chez elle tant qu’elle ne trouve pas de travail, la seconde car elle s’enferme quotidiennement dans son salon de Matonge, quartier bruxellois où est concentrée une population de sans-papiers africains. Les lieux qu’elles habitent dialoguent implicitement avec ceux qu’elles ne traversent pas, réservés aux Blancs et que le cinéma filme allégrement, contrairement aux leurs. Cette fracture est explicitement mise en scène dans Chez Jolie Coiffure, où l’intérieur du salon est régulièrement toisé à travers la vitre par des passants blancs, s’amusant du spectacle d’un folklore de la façon la plus raciste qui soit (les coiffeuses disent elles-mêmes se sentir derrière les barreaux d’un zoo). Ces plans, enregistrés depuis un lieu sous-représenté (dans la fiction comme le documentaire) et braqués sur les dominants se croyant au spectacle, agissent alors comme un puissant contrechamp au regard occidental.