Citizenfour n’est pas un documentaire sur la NSA, pas un documentaire sur Edward Snowden, mais plutôt le témoignage d’une journaliste et réalisatrice sur la liberté d’expression. Si Laura Poitras a réalisé Citizenfour, c’est d’abord la faute de la NSA: après avoir réalisé deux documentaires, sur l’occupation américaine en Irak (My Country, My Country, 2006) et Guantanamo (The Oath, 2010), elle s’est retrouvée régulièrement arrêtée aux frontières par le gouvernement américain, sans motif particulier – elle le précise au début de Citizenfour. Le document dérive donc plus d’une expérience personnelle de la surveillance que d’une volonté d’explication détaillée du système de surveillance massif mis en place avec le gouvernement américain. Autre implication directe: en janvier 2013, Poitras reçoit des mails signés par «Citizenfour», assurant qu’il détient des informations susceptibles de créer un scandale mondial. Laura Poitras ouvre son documentaire sur sa propre lecture, en voix off, d’un mail que le fameux et encore secret «Citizenfour» lui a envoyé. L’angle personnel choisi par la réalisatrice est clair, et il sera remotivé tout au long du documentaire, avec la lecture ou l’affichage à l’écran de ses échanges avec les principaux protagonistes de son film, Edward Snowden et le journaliste du Guardian Glenn Greenwald, à l’origine des révélations publiques de l’affaire NSA. Il est par ailleurs parfaitement pertinent: My Country, My Country et The Oath s’intéressaient aux choix de politique étrangère faits après le 11-Septembre par les États-Unis, Citizenfour se centre sur le traitement des citoyens américains par le pays, dont Poitras fait cette fois directement partie.
Entrevue entre nous
Bien entendu, la surveillance de masse mise en place par la NSA, avec la coopération des services de renseignements étrangers et des acteurs privés de la communication moderne (Apple, Google, Yahoo, Hotmail, mais aussi des opérateurs téléphoniques), sera détaillée, mais Poitras laisse cette tâche aux quelques images médiatiques qu’elle inclut dans son film, pratiques, car concises. La plupart du temps, la réalisatrice se consacre aux images de Snowden, retrouvé dans une chambre d’hôtel de Hong Kong, déjà en fuite avant même d’avoir fait ses révélations. Le visage du jeune homme est désormais mondialement connu, mais les images de la rencontre captées par la réalisatrice permettent d’en faire un autre portrait, loin d’une image de hacker déterminé et sûr de lui. Poitras s’intéresse par exemple plus aux discussions avec les journalistes, pour savoir comment révéler les informations au public, qu’aux informations elles-mêmes. Idem pour le personnage: s’il précise d’emblée vouloir être désigné «seul coupable» des révélations, Snowden reste filmé comme un jeune homme de 29 ans, angoissé par l’avenir après ses révélations, attentif au devenir de son épouse laissée dans l’inconnu aux États-Unis. Lorsqu’il se rase et se coiffe au lendemain de son dévoilement public pour paraître moins reconnaissable, lorsqu’il met une couverture sur sa tête au moment de saisir un mot de passe, ces scènes légèrement absurdes sont filmées sous les atours de la banalité (qui ne réagirait pas de cette manière, se sachant surveillé au niveau mondial?).
Le documentaire parvient également à faire sentir tout le poids de cette surveillance 2.0: le système mis en place par la NSA ne correspond pas à l’angoisse orwellienne de l’œil par-dessus l’épaule, mais à une caméra par-dessus l’épaule. En effet, le réseau de la NSA enregistre des milliards d’informations, et les hauts fonctionnaires ont ensuite la capacité de retrouver aisément une information parmi ces données. En somme, les gouvernements démocratiques sont partis du principe «Tous coupables». Dans ces conditions, plus rien n’est anodin: quand une séance de questions-réponses avec Snowden est interrompue de manière intempestive par des alarmes incendie, toute la chambre se fige. S’agit-il d’un exercice, ou d’une stratégie pour capturer l’informateur? L’aspect irréel de l’affaire (Snowden lui-même aura du mal à croire à certaines informations rapportées par les journalistes) se retrouve aussi dans les situations filmées. L’Oscar du meilleur documentaire décerné au film récompense peut-être cette sélection au montage, qui vient souligner combien l’imagination et l’enquête journalistique ou documentaire sont souvent au-dessous de la réalité. On se demandera juste quel besoin a ressenti la réalisatrice de venir souligner ces moments déjà impressionnants d’une bande-son facile et un peu déplacée, avec des rythmes semblables à des battements de cœur, histoire de faire monter la tension de manière sensible. Ces éléments de composition extérieurs viennent interférer avec une expérience personnelle de la surveillance (celle de la réalisatrice, de Snowden, de Greenwald) qu’il est pourtant salutaire de partager avec ceux qui ne l’ont pas (encore) éprouvé.