Le défi était grand pour Bouli Lanners, auréolé de prix pour ses deux premiers court-métrages, et qui franchit avec succès le pas du long-métrage avec Ultranova. Sous ce titre mystérieux se cache en fait un récit d’une grande simplicité, ancré dans la réalité sociale et esthétique de la Wallonie. À travers des choix esthétiques et narratifs qui lui sont propres, Lanners nous emmène dans son univers, poétique et humaniste.
Empruntant aux codes du film noir et aux peintures de Hopper, Lanners décrit d’abord des personnages de solitaires, hantant les lieux de passage témoins de la solitude urbaine et de la désolation humaine : un bar, un terrain vague près des voies ferrées, une zone industrielle. Dans un magasin d’alimentation repéré par un des personnages, on s’attend à trouver des employés, mais ironiquement il n’y a que des machines automatiques. Tantôt délaissés dans un espace trop grand, à la manière des cow-boys de western, tantôt enfermés dans un cadrage étriqué, les personnages ont du mal à trouver leur place. Dans cet univers triste et déshumanisé, encore renforcé par une photographie privilégiant les teintes verte, grise et brune, évolue tant bien que mal Dimitri, jeune homme timide et orphelin, selon les dires de sa jeune voisine.
Le réalisme esthétique du film est frappant, au point de sembler excessif, outré. Les paysages et les villes sont attristés, assombris au possible, dans des images au grain épais. Non que le réalisateur ait l’intention de nous faire déprimer, mais plutôt de nous dire la vérité : « C’est ma Wallonie que je montre, pas celle des syndicats d’initiative », proclame Bouli Lanners. Ultranova possède son réalisme propre, qui n’est pas celui de Rosetta ou de La Vie rêvée des anges, par exemple. La tristesse du paysage reflète la tristesse des personnages : de Cathy l’enfant adopté à Dimitri l’orphelin, en passant par Jean-Claude le dépressif, chacun a ses démons.
Que ce soit au travers de procédés narratifs ou formels, les personnages se caractérisent par une absence ou une négation. Cathy, adoptée à l’âge de quatre ans, a décidé de ne plus jamais pleurer ; Dimitri ment sur son statut d’orphelin. Ses parents apparaîtront d’ailleurs lors d’une courte scène, pour disparaître aussi vite dans la foule du centre commercial. À plusieurs reprises, la voix de Jeanne est d’abord captée hors champ avant que la caméra ne la découvre. À tel point que dans la première scène du film, on pense d’abord qu’il s’agit d’une voix off. Elle aussi est donc absente, à sa manière.
Mais la tristesse des personnages est toujours contrebalancée par une forme d’espoir. Jeanne veut changer de vie, Dimitri et Cathy tentent de construire une relation. Jean-Claude, lui, se suicide, ce qui fait dire au troisième collègue : « Il s’est pas suicidé, il est mort d’une overdose de vie de con. » Cette prise de conscience l’incitera à se battre pour avoir la vie qu’il désire. L’espoir réside donc dans le changement. La théorie indienne de Jeanne sur les lignes de la main en est l’allégorie : si les lignes de la main gauche racontent notre histoire, la main droite est celle qui peut tout modifier, et changer le cours de notre vie. Pour elle, changer sa vie, ce sera avoir le projet de partir en Italie pour aller faire la cueillette des petits pois. Tant que l’on peut changer sa vie, il y a de l’espoir. On peut aussi penser à l’automobiliste du début du film, qui interprète l’ouverture accidentelle de son air-bag comme un signe lui disant qu’il faisait fausse route, qu’il se trompait.
Cet espoir est relayé par la mise en scène de Lanners, par le regard poétique qu’il porte sur ses personnages et les situations qu’ils rencontrent. De petites parenthèses dans le récit nous montrent Dimitri, seul, en train de caresser un bas noir ou l’herbe dans laquelle il s’est allongé. La musique électronique dans laquelle baigne le film renforce d’ailleurs cette impression surréaliste, poétique, et correspond parfaitement au personnage de Dimitri, qui semble toujours un peu planer. Les images et la musique sont liées. C’est leur union qui véhicule la poésie du cinéaste et les émotions que l’on ressent, notamment cet espoir, qui subsiste et qui gagne contre toute attente le spectateur. C’est l’une des surprises de ce film, qui nous parle de notre société, de notre époque, dans leur vérité et leur poésie.