Attachez vos ceintures, et accessoirement, vos cheveux, le deuxième long métrage de Bouli Lanners décoiffe, et pourrait bien, sans que vous y preniez gare, vous arracher quelques larmes. Road-movie absurdement drôle et insidieusement mélancolique, Eldorado se hisse aisément au sommet de la vague de films belges qui récemment inondaient la Croisette : contemplatif et rock’n’roll, cocasse et sombre à la fois, anticonformiste mais terriblement juste, déjanté mais sans outrance, sentant bon la Jupiler (la Lager made in Wallonie) et les carrosseries seventies. Malgré quelques moments de relâche, Eldorado fait du bien, aux yeux et aussi aux oreilles. Bravo Bouli !
Le Messie est bel et bien revenu parmi nous, et il est belge ; enfin, wallon. Si, si, c’est même lui qui nous accueille à bras ouverts au tout début d’Eldorado, les yeux levés au ciel, les cheveux ceints d’un bandana rouge à poids blancs. Il attend que la foudre lui tombe dessus voyez-vous. Si, si, croyez-le, peu importent ses fringues clochardesques, son éventuel degré d’alcoolémie ou les substances sans doute « naturelles » qu’il a pu ingurgiter au milieu de cette prairie ensoleillée. Mais qui est donc cet illuminé, que nous ne reverrons jamais par la suite à l’écran ? Et pourquoi le filmer lui, si ce n’est pour placer en tête de récit cette sorte de manifeste néo-surréaliste où Bouli Lanners affirmerait qu’il ne s’apprête à suivre aucun diktat narratif ni aucune loi du genre ?
Placée justement sous le signe du road-movie, la route de cet ex-Nul qui officie ici devant et derrière la caméra ne cessera de croiser celle de zouaves du même acabit que ce Messie loufoque : emmerdeur ou raté, voire Alain Delon naturiste. Les tronches qui défilent dans Eldorado sont de celles jugées ordinairement peu « cinégéniques » par le cinéma mainstream. Mais qui aime Yvan, le personnage joué par Lanners, le suive ! Et le premier à le faire n’est autre que son propre cambrioleur, Didier (Fabrice Adde, jusqu’alors inconnu au bataillon). Enfin, pendant près des trois quarts du film, ce jeune toxico paumé se prénomme Élie, auto-baptisé ainsi au début de leur rencontre. Le (faux) nez-à-nez inaugural entre les deux futurs compagnons de route est on ne peut plus incongru. Rentrant un soir chez lui au rythme des Milkshakes, Yvan, dénicheur et revendeur d’américaines de collection (la sienne étant une Chevrolet bleu ciel ’79 – septante-neuf donc) s’apprête à casser la gueule d’un jeune mec planqué sous son lit. Son délit ? Être entré par effraction chez lui et y avoir foutu un bordel monstre pour ne trouver qu’un malheureux butin : un bocal à demi plein de pièces jaunes. Vu la carrure d’Yvan, on s’attendrait à un massacre. Loin de là. Non seulement, notre ours bourru dépose Élie au prochain carrefour, mais il le fait même monter à bord à son retour d’une transaction au garage du coin ; transaction avortée mais ponctuée d’un savoureux ping-pong verbal. Un comique de répétition simplissime (« Si. — Non. — Si. — Non », etc.) mais jouissif.
Et voilà notre improbable duo sur les routes plates et désertées d’une Wallonie magnifiquement filmée en Scope, d’où émane une belle lumière tantôt solaire, tantôt électrisante à l’approche des orages. Leur destination ? La frontière française, où vivent les parents d’Elie, qu’apparemment ce dernier n’a pas vus depuis longtemps. Le charme unique des lieux d’étape vaut bien la beauté américaine donnée aux paysages qui défilent : le hangar d’un vieux collectionneur extralucide et morbide (Philippe Nahon), la station-service de la Haizette, le pré aux caravanes… Chacun de ces décors est affublé de sa petite scène d’anthologie, souvent poilante. Au hasard, retenons la séquence d’enfilage par Élie, trempé, des housses d’une banquette de caravane. Des housses fleuries, aux couleurs kitsch, et visiblement… moulantes !
Mais Eldorado ne saurait se réduire à une succession de gags potaches entre deux bras cassés qui parviennent à s’adopter et à s’attacher au fil des kilomètres avalés. Car contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, la mort rôde, tapie quelque part, à chaque coin de plan. La tristesse aussi. Avec pudeur et subtilité, Bouli Lanners distille progressivement la raison des tourments intérieurs de ses âmes en peine. Malgré sa bonhomie, Yvan trimbale pas mal de remords. Celui qui « n’a plus personne », a appris récemment la disparition précoce de son petit frère. Aussi, par procuration, peut-être veut-il se racheter auprès d’Élie-Didier, en lui montrant le droit chemin, la marche à suivre pour s’en sortir. Sa leçon la plus touchante, il la lui donne dans le potager familial, dos à la mère de Didier, forçant celui-ci, bien faiblard, à bêcher la terre, pour elle, la mère qui bientôt peut-être disparaîtra elle aussi six pieds sous terre. Pleurant quasiment de rage face au manque des siens disparus, Yvan bouleverse – tandis que la voix plaintive de Devendra Banhart vient bercer quelques souvenirs d’enfance en Super 8. Cette séquence montre à quel point l’odyssée des deux hommes suit un tracé bien imprévisible. Et si Yvan rêve pour quelques minutes d’éloigner de la came ce frère de substitution, le seul être dont il parvient à apaiser le mal-être n’est sans doute que lui-même.
On ne peut pas toujours sauver les brebis égarées. Surtout si elles reviennent de loin, rejetées par un père, ou plus violemment, jetées d’un pont. On peut en revanche tenter de surmonter l’amertume de notre chienne de vie, même s’il faut pour cela accepter d’avancer sur des tombes en avalant sa fierté et sa peine. Sinon, y a l’espoir. I really count on you tonight, chante An Pierlé en guise d’au-revoir.