Le meilleur d’un festival n’est jamais pour la fin – les palmarès, c’est bien connu, on n’en est jamais content. Et la soixante-et-onzième Mostra de Venise nous a donné trop peu de raisons de changer d’humeur. On ne s’attardera pas sur les sélections, ni plus ni moins décevantes qu’à d’autres éditions, et où on relèvera seulement ce qu’on savait déjà avant de venir : la raréfaction des films américains, voire aucune grosse machine hors compétition, beaucoup ayant préféré à Venise les destinations de Toronto et de New York.
Passons aussi rapidement sur les palmarès des sélections hors Venezia 71, sur lesquelles nous n’avons pas pu être très exhaustifs : ainsi avons-nous manqué Court de Chaitanya Tamhane, prix Orizzonti et prix Luigi De Laurentiis du premier film. Orizzonti, la Semaine Internationale de la Critique et la Journée des Auteurs avaient leur lot de propositions intéressantes (citons pêle-mêle en ignorant les divergences dans l’équipe : Réalité de Quentin Dupieux, The Smell of Us de Larry Clark, The Coffin in the Mountain de Xin Yukun, The Council of Birds de Timm Kröger, Labour of Love d’Aditya Vikram Sengupta…), dont certaines auraient bien mérité une place en compétition. Fort peu ont été retenues par les jurys ; tout au plus saluera-t-on l’acteur bosniaque Emir Hadžihafizbegović, récompensé par un prix spécial Orizzonti pour son estimable prestation dans le non moins estimable These Are the Rules d’Ognjen Sviličić. Pour le reste, du moins pour ceux que nous avons pu voir… Belluscone. Une Storia Siciliana du trublion Franco Maresco, prix spécial du jury Orizzonti, n’était pourtant pas si spécial malgré ses ressources comiques et son sujet immanquable. Flapping in the Middle of Nowhere de Nguyễn Hoàng Điệp (réalisatrice chapeautée semble-t-il par Trần Anh Hùng), prix du jury FEDEORA du meilleur film (Semaine de la Critique), n’est qu’un objet de vitrine voué seulement à séduire en flattant l’œil et en caressant dans le sens du poil. No One’s Child de Vuk Ršumović, Prix du public RaroVideo (Semaine de la Critique), nous a divisés, cette histoire d’enfant sauvage passé du loup à l’homme avant d’être embrigadé dans la guerre de Bosnie ayant trouvé au regard de mon camarade Josué des accents « spielbergiens ». Et Retour à Ithaque de Laurent Cantet, prix de la Journée des Auteurs, n’est pas un film sans intérêt mais, sans doute choisi pour son ambition sociologique (ce qui serait une très mauvaise raison, évidemment), reste un choix bien décevant au regard des vraies bonnes surprises du programme.
C’est l’intention qui compte
Mais revenons au palmarès de la compétition officielle qui, lui, laisse véritablement pantois. Il faut dire que dès le discours du président du jury de la compétition officielle, le compositeur Alexandre Desplat, parlant de « valeur indéniable », de « messages philosophiques et politiques », de caractéristiques « humanistes et poétiques », on craignait le pire. Le pire n’a pas tout à fait eu lieu, mais ce qui l’a remplacé a bel et bien confirmé la tendance annoncée par ces propos lénifiants : il en ressort, avec une évidence qui fait mal, que les intentions affichées et les postures ont été privilégiées sur les démarches réelles. Il y a peu d’oublis à regretter, faute de films faisant vraiment la différence dans cette compétition – à vrai dire, on n’en voit que deux, sans doute trop polémiques pour un jury, pas pleinement réussis mais qui parvenaient, au moins partiellement, à concrétiser en cinéma des choses essentielles : les éclats de beauté et de justesse de Pasolini d’Abel Ferrara, et les hallucinations morbides de Fires on the Plain de Shinya Tsukamoto. Le portrait classique des affres de l’humanisme en temps de guerre dans Loin des hommes de David Oelhoffen aurait peut-être aussi mérité une distinction. Cependant, la vraie injustice de ce palmarès (on n’ose parler de scandale : cela a été applaudi) reste la récompense, par les trois prix majeurs, de films qui, malgré leurs différences, ont un terrible point commun. Posant entièrement sur leurs déclarations d’intentions et leurs dispositifs, ils promeuvent dans la foulée un usage totalement dévoyé du cinéma, usage qui se retrouve ici porté en exemple.
Commençons par le Lion d’or, décerné à A Pigeon Sat on a Branch Reflecting on Existence du Suédois Roy Andersson. On pourrait presque dire « décerné à Roy Andersson pour l’ensemble de son œuvre », tant ce film apparaît dans la droite ligne des précédents ouvrages de ce réalisateur, Chansons du deuxième étage, Nous, les vivants et beaucoup de spots publicitaires (du genre des spots scandinaves qui faisaient rire dans la défunte émission Culture pub). Le Lion d’or a ici moins récompensé un film (a fortiori un film qui serait novateur) qu’un système bien rodé – et bien verrouillé. Son indépendance à la production, Andersson en use pour composer des films qui sont des suites de vignettes savamment fignolées (décors étudiés pour tenir entièrement dans un plan-séquence fixe), où les personnages – des silhouettes, plutôt – traînent leur neurasthénie et leur propension à être victimes de celle de leur voisin, de l’absurdité de l’existence… ou tout simplement des facéties misanthropes du réalisateur. L’humour noir et glacial d’Andersson fait penser à du Monty Python ou du Buñuel sorti du congélateur. De temps à autre, derrière un absurde porté au sommet, une métaphore sociale se profile pour amener du sens : la Suède serait prisonnière des archaïsmes hérités de son histoire, l’Europe une terre de vieux ayant prospéré par le colonialisme… Pourquoi pas ? Andersson, il faut le reconnaître, aurait fait un formidable caricaturiste en bande dessinée ou dans la presse. Mais en appliquant un traitement analogue sur des acteurs grimés et contraints à la raideur, en étirant ces vignettes dans le temps, il fait surtout étalage d’un statut de démiurge sur une humanité reconstituée selon son bon plaisir et plongée dans le formol. Que cela ait un sens socio-historique ou non, voilà qui installe immanquablement une distance critique vis-à-vis des prétentions de l’artiste.
The Postman’s White Nights, pour lequel Andreï Konchalovsky a reçu le deuxième Lion d’argent du meilleur réalisateur de sa carrière (avec celui de 2002 pour La Maison de fous), est moins antipathique que le film d’Andersson – on songe plutôt, dans son cas, à une expérience ratée. Seulement, derrière cet échec, on trouve aussi, à sa manière, une idée trop lointaine, éthérée voire prétentieuse du pouvoir du cinéma, de sa façon de retranscrire le vivant même au travers des artifices. Sous le prétexte de mettre en scène de vraies personnes dans une fiction mettant en jeu leurs propres rôles, Konchalovsky observe ses personnages de derrière la vitre d’une posture d’anthropologue froid et désinvesti. Son regard se veut intrusif (on filme jusque dans les demeures) et néanmoins respectueux (on ne force rien), mais il n’est que hautain et superficiel à la fois.
Quant au Grand Prix du jury attribué à The Look of Silence de Joshua Oppenheimer (sorte de contrechamp au précédent The Act of Killing), c’est en quelque sorte une prime à l’absence de scrupules, et surtout à une définition totalement pervertie du cinéma documentaire – notons qu’on a vraisemblablement échappé de peu au Lion d’or pour ce film, le membre du jury Tim Roth étant venu au micro le louanger chaleureusement. Mais non, il ne suffit pas de filmer des événements réels pour prétendre faire œuvre documentaire, ni de filmer des actes repoussants – avec en contrechamp le regard affligé d’un observateur fiable – pour prétendre les dénoncer. Filmer le réel, c’est avant tout s’attendre à l’inattendu, être ouvert à l’incertitude du processus et à l’éventualité de devoir changer ses plans, sa position vis-à-vis ce qu’on filme. Or il n’y a dans The Look of Silence pratiquement aucun événement, aucune réaction qui n’ait été attendue, aucun effet qui n’ait été préconçu, aucun sentiment (indignation, alerte, pitié) qui n’ait été précalculé. Oppenheimer n’est pas là pour chercher une vérité, mais pour reproduire des effets de manche faciles sur le compte de la réalité. En guise de discours de remerciement, le réalisateur, absent, a envoyé une vidéo où il évoquait la nécessité de rester vigilant sur la situation en Indonésie, de dire la vérité, d’honorer la mémoire des victimes de la dictature. Bien évidemment, pas un mot sur sa démarche de cinéaste – et gageons que peu de festivaliers, dans la mystification collective, l’auraient questionné à ce sujet.
S’ils fournissent de bonnes données statistiques sur ce qui se fait dans le cinéma mondial, les festivals, par leurs palmarès, indiquent également de quelle façon on le reçoit, ce qu’on attend de lui. Sur un plan comme sur l’autre, les indices donnés par les prix décernés cette année à Venise sont pour le moins décourageants. C’est pour cette raison, plus que pour toute autre, qu’il faut continuer d’y être vigilant – et pas content.