Le précédent film de Sebastián Lelio, Gloria, s’intéressait au parcours de résilience difficile d’une sympathique divorcée faisant face aux malheurs de la solitude et de l’âge avec un sourire apaisant. Dans la lignée des mélodrames hollywoodiens que l’on a appelés woman’s films, Lelio poursuit son parcours de portraits dédiés à des femmes admirables, comme l’indique le titre même de l’œuvre qui sort ce mercredi. Dans Une femme fantastique, nous sommes invités à admirer Marina, une transsexuelle dont l’amant meurt d’une rupture d’anévrisme et qui doit affronter les mesquineries familiales de ceux qui restent et qui n’ont jamais accepté ou compris ce qu’elle était. D’une part, cette femme mystérieuse fascine et émeut. Plastiquement, notamment, on assiste à un combat entre ce que la caméra capte de glorieux chez elle -la sublime Daniela Vega est représentée comme un corps-statue mû par une grande dignité- et la série de déformations imposées par l’extérieur qui voudraient lui faire acquérir la forme flottante d’une chimère ou d’un monstre inassignable. D’autre part, pourtant, l’injonction d’émerveillement a quelque chose d’agaçant car, pour contrer la violence des assauts à son égard, le film s’ingénie à renforcer la dimension sacrificielle du personnage et son angélisme moral. De ce point de vue, le questionnement sur l’identité aurait gagné à être approfondi et à prendre le pas sur la question du deuil en enrichissant de davantage de complexités psychologiques le personnage de Marina ainsi que ceux des intolérants qui l’entourent.
Une femme disparaît
Contrairement à ce que les autres voudraient d’elle, Marina refuse à se donner en spectacle. Elle voudrait être discrète mais on lui impose l’absence ou une présence tapageuse. Son jeu se caractérise par une grande pudeur et dès la première scène dans l’hôpital, elle semble mue par un désir de fuite permanent. Son visage ne s’offre que pour mieux se dérober : nombreuses sont les scènes où un personnage cherche à l’intercepter pour dialoguer et où elle continue son chemin, tant bien que mal, affirmant une occupation constante d’un ton sec ou tranchant. Cette réticence à se montrer trouve une incarnation métaphorique dans la scène d’auto-contemplation de son visage dans un miroir posé sur son sexe : même dans l’intimité, Marina voudrait faire taire les questions sexuelles et ne montrer que le faciès qu’elle désire. Dans ces dérobades élégantes qui ne sont nullement le signe d’une fragilité, on retrouve un peu de la glaçante héroïne hitchcockienne toujours murée derrière ses lunettes noires, assez sûre de son identité pour la répéter souvent (elle ne cesse de répéter son prénom, « Marina ») et pour que les autres passent leur temps à essayer de la deviner. Même la mise à nu qu’une policière lui impose, scène d’auscultation sordide, est transformée en une fière séance de poses pour un sculpteur absent. Les projections imaginaires collectives qui voudraient faire d’elle un monstre sont néanmoins nombreuses, on ne cesse de vouloir la faire tomber dans le grotesque, et Lelio les incarne par un certain nombre de jolis effets de distorsion : un miroir déformant à un coin de rue, une pluie de feuilles qui inverse la gravité et la fait ployer, un rouleau de scotch dont on lui enrubanne le visage pour lui donner des allures cubistes.
Le spectre du défunt
On regrette néanmoins que, dans son dernier tiers, le film se concentre davantage sur la traversée individuelle du deuil en oubliant la nuée de personnages secondaires entrevus mais seulement effleurés. Il aurait été intéressant d’avoir davantage de confrontations entre Marina et la femme du défunt, par exemple, car la brève scène de dialogue qui les oppose est l’une des plus puissantes du film. De ce point de vue, les adversaires de Marina auraient pu être davantage singularisés (certains sont rapidement brossés et gagneraient à être développés comme Gabo) car en l’état, ils forment un bloc réactionnaire et violent qui comporte une grande part de vraisemblance, mais qui semble seulement servir de faire-valoir au courage toujours sans failles de l’héroïne. Enfin, le spectre de l’amant charismatique, Orlando, est toujours présent comme l’illustrent un certain nombre d’apparitions fantomatiques du personnage au-delà de la mort mais on n’en apprend jamais plus sur lui : il incarne une promesse déçue, à l’image de son casier dont Marina détient la clef et qui se révèle finalement vide. Au casier mystérieux, est substitué un happy-end un peu facile, reposant sur une forme de rémission par l’art, qui déplace les enjeux du film loin de la question qui en faisait la beauté : comment faire persister une identité quand tout concourt à l’ébranler ?