Une des rares réalisatrices en vue dans le cinéma de Hong Kong, Ann Hui a plusieurs fois mis en scène des déplacements d’individus à travers l’histoire, de ceux qui rendent élastiques les liens familiaux et marquent plusieurs générations (elle en a notamment tiré une fameuse « trilogie vietnamienne »). Son dernier film en date, inspiré des souvenirs du producteur Roger Lee, se laisse également visiter par cette thématique. La protagoniste Ah Tao (Deanie Ip) est au service de la même famille depuis quatre générations, et poursuit infatigablement sa tâche avec le dernier à ne pas avoir émigré aux États-Unis, Roger (Andy Lau). Elle fait si bien partie des meubles que ce dernier peut faire mine de lui prêter peu d’attention pour se concentrer sur son travail : producteur de films, ce qui permet à celui de Hui de brèves ouvertures vers le milieu du cinéma hongkongais, et notamment à de vieux briscards comme Sammo Hung et Tsui Hark de jouer avec malice leurs propres rôles à l’écran. Ouvertures qui restent cependant en marge de l’essentiel du film qui se joue. Trahie par son grand âge et sa santé, Ah Tao décide de se retirer dans une maison de repos, et Roger de renverser le lien de déférence sociale en étant aux petits soins avec elle. Or, derrière une fable sociale aux faux airs béats d’Intouchables (sur le rapport valide/invalide comme sur le rapport nanti/populaire), Ann Hui ouvre le champ de vision à une réalité moins schématique et moins évidente.
Par son attention aux outils et aux tâches du quotidien, par l’apparente limpidité de ses plans en pose d’observation sereine, Hui recherche un réalisme sans ostentation, ne singeant aucune palpitation d’un filmeur qui se prétendrait pris dans les oscillations du réel (la trop exploitée caméra à l’épaule). La cinéaste ne se repose cependant pas sur ce pouvoir du réel, elle y réagit discrètement, usant avec équilibre du drame et de la comédie pour contrecarrer les possibles excès de l’un ou de l’autre : ainsi, à la vision potentiellement misérabiliste de la piètre maison de repos où les pensionnaires sont livrés à leur décrépitude, elle laisse répondre aussitôt les aventures individuelles de ceux-ci et de leurs proches, tantôt comiques tantôt dramatiques, de sorte qu’ils parviennent à échapper à cette pesante image. Une telle recherche d’équilibre et de tenue prend le risque de passer pour une posture manquant de fondement : c’est d’ailleurs ce que le film a inspiré à ceux d’entre nous qui l’avaient découvert à la Mostra de Venise en 2011. Mais à l’inverse, on peut considérer cela comme le signe d’une vraie conscience de cinéaste vis-à-vis de ses propres images, conscience d’autant plus en alerte que son véritable propos se trouve manifestement ailleurs, au-delà de ces considérations réalistes, et qu’il s’agit de ne pas y faire écran.
Les frémissements inquiets du lien maître-serviteur
S’il faut se méfier des belles histoires, ce n’est pas seulement pour y traquer une rouerie de conteur (réflexe bien connu du critique), mais aussi pour y chercher la rouerie des apparences vers laquelle le conteur pourrait tourner consciemment son regard, sans pour autant nous y coller le nez dessus. Ainsi cette charmante histoire d’inversion de relation maître/domestique révèle-t-elle un peu plus que la trop évidente, et un brin condescendante, morale de « retour d’ascenseur » social. Celle-ci ne tient d’ailleurs pas vraiment avec le personnage d’Ah Tao, qui ne recherche pas le moins du monde une telle rétribution pour ses bons et loyaux services : elle aspire moins à être servie qu’à couper précisément ces liens de soumission, à être livrée à elle-même. Dès lors, l’agitation autour de son état, cet empressement de Roger puis du reste de la famille (la mère qui revient à Hong Kong pour la voir, les autres parents émigrés qui lui téléphonent) à lui rendre hommage, ne témoigne pas seulement d’une reconnaissance béate : cela apparaît comme la réaction d’un certain lien social qui rechignerait à lâcher prise, presque oppressant envers la liberté désirée par la servante à la retraite. Dans cette concentration d’amabilités en retour, transparaît une certaine ritualisation qui laisse voir la fonction ancillaire comme un pivot de la société hongkongaise, pivot inopinément remis en question par l’individualisme déclaré de la domestique. Et la proximité plus intime qui se noue au fil du film entre Ah Tao et Roger, jusqu’à les faire apparaître à l’image comme un quasi-couple à une soirée de gens du cinéma, participe sereinement mais sûrement à cette remise en question. La façade affable du film de Hui n’est pas sans vagues discrètes, et n’ignore ni n’occulte les questions pas si inoffensives qu’elle est censée adoucir.