Habitué du feel-good-movie franchouillard jouant sur la nostalgie et le côté « copain avec tout le monde » (Je préfère qu’on reste amis, Nos jours heureux, Tellement proches), le tandem Toledano-Nakache remet le couvert avec un buddy-movie censé attirer la sympathie sur la seule base du cliché des antagonismes qui se rapprochent — de surcroît avec l’étiquette « basé sur une histoire vraie ». François Cluzet campe un aristocrate tétraplégique, Omar Sy un « jeune de cité » qui n’envisage sa vie que sur le dos du système ; le second se laisse embaucher par le premier comme aide à domicile, le choc des cultures est inévitable, Vivaldi vs Earth Wind and Fire, belles lettres contre tchatche, discipline face à l’insouciance, mais débouchant forcément sur un apprivoisement mutuel et une amitié virile défiant les préjugés. Forcément. Voilà qui caractérise bien le néant dans le regard des scénaristes-réalisateurs, incapables d’envisager cette rencontre et son issue autrement que comme une chose attendue, préétablie, « scriptée », à laquelle le spectateur devrait adhérer par avance. Il n’y a qu’à voir comment les étapes de la domestication de l’aide à domicile malgré lui sont laissées paresseusement en ellipse : il refuse de shampooiner son patron, au plan suivant il a accepté — comme quoi c’était facile… L’amitié elle-même ne semble être que fonctionnelle, le sentiment fidèle convenu se substituant opportunément au désir sexuel, pour se mettre opportunément en retrait quand la femme paraît.
Humanité publicitaire
C’est à peine si Toledano et Nakache considèrent les protagonistes de leur film comme des personnages. Dès le premier échange entre Cluzet et Sy, quelque chose coince, empêche de s’y laisser prendre : face au premier jouant avec sérieux un homme sérieux, le second fait le clown, singe comme sur des planches de théâtre le « gars de cité » adepte des plans faciles. On est d’entrée de jeu dans le sketch, dans l’échange de répliques estampillées « humour », dans le simulacre de dialogue : non dans une vraie scène de dialogue et d’échange. Ce qui rend d’ailleurs assez embarrassantes les scènes suivantes, se piquant d’immersion réaliste dans les barres d’immeubles de banlieue, semblant d’épaisseur à un personnage sans que cela dépasse jamais le détail scénaristique, caution de crédibilité sociale inopérante dans un dispositif de sketch filmé. Les réalisateurs sont vraisemblablement conscients que leur matériau de base est plutôt léger, mais au lieu de le travailler pour en tirer des perspectives intéressantes, ils le « customisent » comme ils peuvent pour fédérer le public autour, dosant savamment la bouffonnerie d’un côté, le drame de l’autre. Leur démarche est moins celle de cinéastes (sinon, ils auraient au moins un semblant de point de vue sur leurs personnages en tant que tels) que celle de promoteurs publicitaires de ces deux composantes. Seulement, ils n’ont même pas les moyens de mener jusqu’au bout leur entreprise de séduction : faute de vision de metteurs en scène, ils se rabattent sur un fade savoir-faire technique et sur la vanne permanente.
Car, qu’il veuille faire rire ou émouvoir, Intouchables ne vaut guère plus que cela : un festival de (plus ou moins) bons mots, de trouvailles de dialogues, de renvois de balle automatiques dont Cluzet et Sy font leur principal moyen de communication, quand ils n’en servent pas à leur entourage. L’autre mode d’interaction entre eux consiste en des jeux sur le corps handicapé que l’aide à domicile balade maladroitement, défoulant sur lui quelques penchants sadiques sous le prétexte de l’expérimentation sur une chair insensible, découvrant avec amusement une sexualité contrariée par le handicap. Au piège de la compassion facile que le sujet tendait (et qu’on peut trouver louable d’avoir souhaité éviter), Toledano et Nakache substituent un droit suspect à rire de lui, un permis d’amuser la galerie sur son dos — étalant une verve de piques verbales et de gags de situations dont ils sont visiblement très fiers — tout en faisant mine de rester sages et respectueux. À l’arrivée, le résultat est à peu près le même : même parlant et pensant, le corps handicapé reste un objet, un instrument, au même titre que la figure de bouffon qui l’accompagne, tous deux pantins au service d’un divertissement désincarné et d’autant moins sympathique qu’il prétend vendre de l’émotion certifiée authentique.