Ainsi s’est close la soixante-et-onzième Mostra de Venise : avec ce gros morceau présenté hors compétition, le plus long film du festival (près de trois heures, certes modeste par rapport aux trois ou quatre films-fleuves de l’année dernière), réalisé par Ann Hui, par ailleurs présidente du jury Orizzonti. Avec The Golden Era, la réalisatrice hongkongaise livre un biopic rigoureux et jamais ennuyeux consacré à Xiao Hong, une des écrivaines chinoises les plus célébrées du XXe siècle, née en 1911 de propriétaires terriens de Mandchourie, emportée par la tuberculose à l’âge de 30 ans en 1942 dans un hôpital de Hong Kong, peu après l’entrée des troupes japonaises dans la ville. De sa courte vie et de son œuvre littéraire d’inspiration majoritairement autobiographique, le film tire un témoignage honnête de la Chine tourmentée de cette période, d’avant la révolution de 1949 (ce qui rend le titre « L’Âge d’or » pour le moins ironique).
Si les mots de l’écrivain sont parfois entendus en voix off, The Golden Era ne glorifie pas vraiment l’acte d’écrire. Dans cette vie de galère, entre fuite du domicile familial, lutte pour son indépendance, vie amoureuse chaotique, passage entre les gouttes des troubles politiques de l’époque et finalement maladie, la table d’écriture est souvent le meuble le plus encombrant dans un lieu de vie exigu. Écrire peut apporter la célébrité, mais n’offre aucune promesse de bonheur — surtout quand, pour satisfaire son besoin d’écrire, on entre en conflit avec les incitations du moment, à l’engagement politique et militaire, à la relation conjugale… Ceci n’est pas un biopic fabriqué à partir d’une figure célèbre dont on aurait semé le parcours d’embûches scénaristiques obligées ; c’est le récit d’une vie semée des embûches de la nature humaine et de son temps, où l’acte artistique ne procure que des répits éphémères. Ce qu’on retient de Xiao Hong dans ce film (incarnée par Tang Wei, l’actrice très remarquée de Lust, Caution d’Ang Lee), c’est sa lutte pour exister en endossant une précarité matérielle toujours menaçante et, surtout, une solitude profonde.
Selon les sources
Dans les rangs des biopics se voulant exhaustifs, The Golden Era tire une sécheresse bienvenue d’une narration « polyphonique » où transparaît l’honnêteté de la cinéaste vis-à-vis du caractère historique de son sujet. Telle une série d’interviews des années 1930 – 40, le film est divisé en segments introduits par divers narrateurs face caméra, suggérant que le récit serait une reconstitution à partir de plusieurs sources. L’idée même du biais de narrateurs impliqués dans les événements se révèle très intéressante pour retracer une vie humaine, car par souci d’honnêteté, le film se permet de laisser des zones d’ombre et des interprétations multiples sur des éléments dont aucun des narrateurs n’a pu être témoin, par exemple les raisons d’une rupture. De plus, le passage d’un narrateur à l’autre, généralement au gré des déplacements de Xiao Hong, crée l’idée d’un passage de relais du récit, du devoir d’évoquer la mémoire du personnage.
Ultime idée inspirée : les narrateurs apparaissent dans des décors de l’époque de l’histoire, parfois avec des personnages ayant vécu les conséquences de ce qui a été raconté (comme une victime de tabassage). Même a posteriori, ils sont encore inscrits dans l’histoire. Ce choix a des prolongements étonnants, tels que ces regards caméra dont on ne sait trop s’ils s’adressent au contrechamp invisible du personnage ou à nous. Il y a aussi une certaine confusion, surtout vers la fin, entre le temps du narrateur et celui qu’il raconte, comme si ces deux temps redevenaient simultanés et s’il n’était plus temps de se cacher derrière la distance de celui qui regarde en arrière. À un moment, tandis que Xiao Hong agonise dans une chambre d’hôpital, la caméra s’approche du narrateur de cette partie, l’homme qui a veillé ses derniers jours. Celui-ci se tourne face caméra, on croit qu’il va reprendre son commentaire — mais il se détourne et s’éloigne vers la chambre de la malade. Bref mais beau moment de conscience de l’intrusion du regard du spectateur dans l’histoire, d’une délicatesse à l’image du doigté dont Ann Hui fait preuve pour reconstituer le souvenir, non d’un monument de la littérature, mais d’une femme de son temps qui écrivait.