Thierry de Peretti avait déjà amorcé son exploration cinématographique de la Corse il y a quelques années avec Les Apaches, portrait d’un groupe de quatre adolescents implosant sous la pression d’un environnement miné par les clivages sociaux et le racisme. Son deuxième film, Une vie violente, s’écarte de cette actualité pour aborder un sujet non moins brûlant et douloureux, à savoir la période de troubles politiques ayant marqué l’île à la fin des années 1990.
Après l’assassinat de son ami Christophe, Stéphane quitte Paris et revient en Corse pour son enterrement. Retranché dans son ancien appartement, il retrace le parcours l’ayant conduit à rejoindre la lutte nationaliste, et l’échec de cette lutte, qui se solde par sa condamnation à mort.
Un renouveau manqué
De ce parcours, c’est d’abord la nature aléatoire qui surprend : Stéphane, jeune homme de bonne famille, accepte de transporter des armes pour le compte d’un ami et finit en prison, où il est approché par un groupe de nationalistes et leur chef François. C’est au contact de ce dernier qu’il choisit de se rallier à l’action politique, à une époque où les premiers militants nationalistes des années 1970 font le bilan de leur action et de leurs échecs. Le choix du protagoniste illustre alors l’entrée d’une nouvelle génération, désemparée et peu politisée, dans les rangs d’une organisation qui rêve de renouveau.
De fait, Une vie violente se présente comme un roman d’apprentissage centré sur l’éducation politique de Stéphane, laquelle se construit aussi bien à travers les lectures (le Frantz Fanon des Damnés de la Terre) que via les multiples interactions avec les autres militants et les actions du groupe (plastiquage de bâtiments publics, conférences de presse, manifestations). L’intersection entre histoire et fiction, notamment dans l’utilisation du travail d’archive (les images des émeutes à Bastia sont tirées des journaux télévisés de l’époque), laisse alors émerger une stratégie complexe où la seconde englobe la première. On atteint alors des formes d’énonciation où l’archive et la mise en scène se confondent : c’est notamment le cas d’une interview de François à propos du plastiquage d’une villa où ce dernier commente les images qui défilent sur un téléviseur. Or, il s’avère que ces images sont elles-même tirées d’une interview de Jean-Michel Rossi, leader du groupe Armata Corsa, dont le personnage reprend mot pour mot le discours.
À cet égard, la stratégie du film peut surprendre. En effet, celui-ci refuse toute explicitation, se contentant en ouverture d’une notice historique succincte. Il faudra se tourner vers des entretiens pour découvrir que la trajectoire de Stéphane s’inspire de très près de celle de Nicolas Montigny, militant d’Armata Corsa assassiné en 2001, et du groupe lui-même, décimé au début des années 2000 sous les coups d’une alliance entre factions nationalistes rivales et le gang de la Brise de Mer. Le réalisateur s’écarte donc de la reconstitution historique pour donner lieu à une réévocation, plongeant tant le spectateur néophyte que celui mieux informé dans le climat d’une époque.
Mémoire de la violence
En effet, le film offre également un portrait de l’intérieur du groupe, qui explore la manière dont cette jeunesse s’inscrit dans le combat militant et rend explicite la porosité entre le milieu nationaliste et d’autres, à commencer par celui du crime. Pour citer l’extrait des Damnés de la terre lu par Stéphane, «[c]haque génération doit, dans une certaine opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » : mais c’est l’opacité qui l’emporte. Les motifs de la lutte ne cessent de se confondre avec des stratégies plus ambiguës, comme celle d’un commerçant qui fait appel au groupe pour faire sauter une villa dont il a perdu le marché, ou celles (plus graves) d’un lieutenant de François qui profite d’une action à Paris pour poser des machines à sous dans le Var.
Stéphane et ses amis semblent ainsi mener une double vie, où la brutalité des actions s’inscrit à l’arrière-plan d’une existence commune (non sans un certain sens du grotesque, comme lorsque l’ami de Stéphane annonce à sa fiancée l’exécution imminente d’un homme en mangeant une glace). C’est ce rôle relativement marginal qui rend d’autant plus frappante la sentence qui s’abat sur eux : alors que François est tué au mariage de Christophe, le film interrompt soudain une ascension apparemment irrésistible, et sanctionne l’échec du groupe à faire face à la violence qu’il avait pourtant anticipée, laissant le protagoniste et ses amis seuls, pris au piège.
Interview-testament
Ne reste alors qu’un déchaînement de violence inouï, dont le film expose la part obscène. Les plans-séquences privilégiés par le réalisateur captent les instants qui suivent les meurtres, déjouant toute tentative de spectacularisation : ces quelques secondes où un témoin trottine maladroitement pour s’éloigner d’un cadavre encore chaud, ou Christophe rampant hors de sa voiture en flammes sous les yeux des tueurs. L’image, avec sa puissance d’évocation, accentue la dimension mortifère des lieux en même temps qu’elle révèle le potentiel du territoire corse, véritable réservoir d’atmosphères cinématographiques : un village recouvert par la brume où s’avancent des hommes armés, un homicide dans une chapelle en ruines.
Elle rend également tangible l’épaisseur des souvenirs, à mesure que la structure du film voit réapparaître personnages et lieux, tel l’ancien appartement de Stéphane à Bastia, plongé dans l’ombre, où le protagoniste se retranche dès son retour au pays. Surtout, elle révèle la trace indissoluble de la violence dans la mémoire des protagonistes : c’est le meurtre de son ami qui marque le début des réminiscences de Stéphane.
Cette omniprésence de la mort finit petit à petit par envelopper le protagoniste, à mesure qu’il devient un vivant en sursis dans l’indifférence générale, comme lors de cette scène glaçante où sa mère, déjeunant avec ses amies, les voit évoquer son assassinat à venir avec le détachement le plus complet, entre deux pinces de crabe et deux gorgées de vin. C’est peut-être là que surgit la part tragique du film : moins dans la violence des exécutions que dans cette incompréhension, petit à petit transformée en rejet, qui entoure la figure d’un militant destiné à l’oubli, ce dont le protagoniste est pleinement conscient. Le moment où Stéphane sort de l’appartement familial et revient à la lumière est précisément celui qui fait suite à une interview aux airs de testament, dont la lecture en voix-off accompagne la déambulation du personnage dans les rues d’une ville où le danger est partout. L’interview se termine alors que Stéphane demande au journaliste « écrivez mon nom » : un nom, cependant, qui restera inconnu au spectateur.