L’impression un peu monumentale de L’Usine de rien – induite principalement par sa durée et son sujet social massif – est contrebalancée par la sensation de légèreté qui parcours toute la projection. Par quel mystère une œuvre aussi dense, aussi théorique peut-elle être à ce point funambule ? Le premier film de fiction du jeune cinéaste Pedro Pinho (qui assure la réalisation alors que la signature revient à part égale aux cinq membres du collectif Terratreme Filmes qui se partagent les autres postes techniques et artistiques) semble reposer sur une illusion d’optique presque banale, celle de ces petites images qui changent en fonction de l’angle avec lequel on les regarde. D’un côté, un passionnant et fastidieux développement argumenté et scientifique qui cherche à penser la place du travail dans les sociétés XXIe siècle en partant de l’observation empirique pour aller vers la thèse générale. Construit comme un essai – problématique, hypothèses, synthèse – et entrecoupé de longues séquences où des universitaires (philosophes, économistes, sociologues de l’école critique – on reconnaît notamment Anselm Jappe) et des artistes débattent de l’avenir du capitalisme et de sa possible fin, se love dans la structure et la méthodologie d’un film-discours dont le caractère politique essentiel s’avère aussi un peu indigeste. De l’autre côté, une succession de moments de vie presque volés ou suspendus dans le temps qui remplissent très majoritairement les trois heures du montage. L’Usine de rien s’ouvre par une scène d’amour très stylisée, tout en gros plans sur les visages des deux amants, à l’affût de chaque rictus provoqué par le plaisir et le désir. Le film tisse ces nombreuses expériences concrètes de l’existence prolétaire (le temps libre en famille, les premiers jours dans un nouveau lieux de travail, la culture populaire investie ici par les concerts de rock et les bars) comme autant de pleins qui remplissent les vides laissés par la structure théorique.
Ce vide à remeubler apparaît comme le point de départ du long-métrage. Il est d’abord un vide physique et concret : la désertion des cadres — qui emportent avec eux les machines — laisse les ouvriers hébétés par le silence assourdissant qui règne dans les locaux le lendemain matin. Cette scène porte en elle le projet métaphorique qui fonde L’Usine de rien : l’absence de bruit pour signifier une page blanche à réécrire. Pedro Pinho fait durer la séquence dans le temps, étire les plans tout en surlignant chaque éclat sonore : un manutentionnaire improvise quelques percussions à l’aide de ses outils (qui annonce la tentative de comédie musicale de la fin), la DRH fait résonner ses talons sur le sol en béton… Tout y est à refaire et à repenser. L’hybridité du film naît de ce constat d’un espace géographique et intellectuel laissé vacant, sa réussite tient à sa capacité à garder constamment l’équilibre entre ces deux pôles les plus hétérogènes : la pensée savante verticale et la représentation horizontale du quotidien.
Révolution désenchantée
C’est précisément parce qu’il fait des ouvriers les acteurs et les juges de cette tentative de renouvellement de l’analyse et des solutions que L’Usine de rien ne s’effondre jamais dans une forme de pensum. Le film se laisse en permanence la liberté de se contredire, de s’auto-critiquer ou d’abandonner quand ses propositions théoriques sont insuffisantes ou antagoniques aux réalités empiriques que les protagonistes vivent. Ainsi, l’élément le moins abouti – l’arrivée d’un réalisateur argentin, attiré par cette nouvelle expérience d’autogestion et intervenant directement dans l’usine pour mettre en place un spectacle musical joué par les ouvriers – se retrouve rabroué à la toute fin, dans une scène très sèche, presque violente au premier degré là où tout le film s’était au contraire attaché à soudre et à diffuser les conflits dans les enjeux sociaux qui les conditionnent. En parvenant à intégrer directement ses limites – dans quelle mesure, la futilité d’un acte artistique peut-elle endosser la représentation d’une souffrance réelle, celle de gens mis de force au chômage en l’occurrence ? – L’Usine de rien trahit peut-être un dispositif trop bien maîtrisé pour être absolument honnête, il propose néanmoins un projet esthétique formel passionnant.
Le mouvement général du montage coïncide avec celui du processus de réappropriation de la parole et du discours par les ouvriers eux-mêmes. Le récit suit clairement plusieurs étapes : la déconstruction du discours dominant (des directeurs de l’usine et de la DRH), la construction d’un discours alternatif (la mise en place d’une organisation en autogestion) et la critique à ce discours alternatif et à sa représentation. Cette grande liberté vis-à-vis de son objet se répercute dans la forme qu’épouse le long-métrage : la narration est fluctuante, alternant des séquences sur le vif, prise dans la frénésie de la circulation de la parole ou au contraire, de longues digressions parfois touchantes, parfois anecdotiques. Mais c’est surtout dans le rapport filmeurs/filmés que L’Usine de rien apparaît le plus neuf et en constante mutation : dans la lignée d’un travail expérimental à la Peter Watkins – dans les films du réalisateur anglais, les acteurs se confrontent, directement dans la mise en scène, aux enjeux de représentation et d’incarnation de leur rôle, dans une tradition de distanciation brechtienne – de celle de Robert Kramer, la caméra au cœur de l’action, les acteurs deviennent les co-auteurs du long-métrage, interprétant tour à tour des rôles qu’ils se sont eux-mêmes construits. En découle un discours déterminé mais humain, tissé de maladresses, d’hésitations et contraint par la difficulté à définir et embrasser la complexité des enjeux. On pourrait facilement voir ce film comme le pendant économique de L’Assemblée de Mariana Otero, sorti cette année : même page blanche, même désir de refonder entièrement les règles du jeu, même constat d’impuissance face au gigantisme de la tâche. Elle est peut-être ici, la raison du mystère du film : L’Usine de rien apparaît comme révolutionnaire et un peu désabusé, porté par une énergie mouvante, parfois un élan qui ébranle les structure sociales et cinématographiques, souvent une simple célébration du quotidien, où les plus moments les plus intenses sont sans doute la meilleure échappatoire à la coercition du monde du travail.