La sortie de L’Usine de rien – film fleuve qui mélange théorie, documentaire et fiction – est un événement. Rencontre avec son réalisateur, le jeune cinéaste portugais Pedro Pinho pour comprendre comment une telle œuvre hybride a pu voir le jour.
Lorsqu’on découvre pour la première fois L’Usine de rien, on est plongé dans une sensation très particulière, celle de voir un film hybride qui serait l’adaptation fictionnelle d’une thèse d’économie. Qu’est-ce que cela vous évoque ?
Pedro Pinho : J’espère qu’il n’y a pas qu’une seule thèse dans le film mais plutôt une sorte de discussion proposée entre plusieurs perspectives. L’Usine de rien ne veut en aucun cas poser sur la table une théorie unique et massive, fermée sur elle-même. L’économie est une sorte de schématisation de la vie. Le film a pour ambition de redonner de l’épaisseur, de la présence à ce qui est « à côté » de ce schéma et notamment de témoigner de cet espoir collectif qui s’est construit entre nous. Il s’agissait de retranscrire nos vies telles que nous les avions vécues. Et pour y arriver, il fallait passer par une sophistication qui repose aussi bien sur l’écriture fictionnelle que sur les fondements théoriques.
Votre film s’apparente donc presque à un manifeste politique : il est fondamental de réinjecter de l’humain dans le mécanisme brutal qu’est la théorie économique.
Pedro Pinho : Oui, exactement. Il veut donner des outils de réflexion plus radicaux pour repenser ces rapports-là, notamment au cinéma.
L’histoire que raconte L’Usine de rien – des ouvriers apprennent le démantèlement de leur usine et décident d’occuper les lieux jusqu’à ce que la direction se volatilise et leur laisse la liberté d’imaginer une nouvelle forme d’organisation du travail – est-elle inspirée d’un fait divers réel ?
Pedro Pinho : Ce n’est pas l’adaptation directe d’une véritable histoire mais il y a eu beaucoup de cas similaires au Portugal, ces dernières années, surtout à cause de la grande crise économique qui a frappé le pays. On a collecté énormément de témoignages que l’on a ensuite intégrés au scénario. Mais je pense que ce canevas d’anecdotes et de récits dépasse largement les frontières du Portugal. Il va même au-delà d’une réflexion sur la crise économique européenne : il pose la question du rôle du travail dans nos sociétés. Le fait que celui-ci soit si central, si important dans nos organisations actuelles est un peu anachronique. On vit les effets de cet anachronisme. C’est la question majeure de ce siècle.
Le film est joué par des acteurs non-professionnels. Comment les avez-vous découverts ? Comment s’est passé le tournage ?
Pedro Pinho : Il s’est très bien passé. Dès la fin du casting, on a senti une très grande complicité entre les acteurs : ils avaient, comme nous, une sorte d’urgence à parler et réfléchir sur ces sujets, sans forcément savoir l’exprimer sous forme de discours. Le film est une bataille pour apprendre à dire ce que l’on est en train de vivre. C’est le premier point d’accroche de L’Usine de rien : il est très difficile à transformer de manière discursive les expériences et la vie de chacun. Il n’y a que des explications contradictoires mais pas de discours construit, elles ne suffisent pas.
La longueur (2h57) du film permet ceci : assister à la construction d’une parole collective, en passant une à une toutes les étapes du processus. Dans un premier temps, on assiste à la critique et à la déconstruction de la parole dominante incarnée par le discours de la direction de l’entreprise puis, dans un second temps, à l’élaboration ex nihilo et progressive d’un discours issu des ouvriers eux-mêmes qui se caractérise par sa multiplicité. Malgré la grande part de digressions fictionnelles, L’Usine de rien est un film très structuré, voire très mécanique, avançant constamment d’un questionnement vers un acquis qui conduit vers un nouveau questionnement qui mène à un nouvel acquis etc.
Pedro Pinho : La fabrication du film a permis de mettre l’accent sur un point : il n’y a pas de paquet idéologique prêt-à-penser qui peut servir à la remise en cause du travail, qui permettrai d’expliquer les angoisses, les inquiétudes, les problèmes. C’est par le processus de discussion, de collaboration et d’expérimentation que l’on trouvera une nouvelle voie et une nouvelle place.
On pense forcément à des expériences cinématographiques précédentes : les films du Groupe Medvedkine à la fin des années 1960 et au début des années 1970, dans les usines de Besançon et de Sochaux mais aussi à ceux de Peter Watkins – notamment La Commune (Paris, 1871) – où il invitait les acteurs non-professionnels à réfléchir collectivement et devant la caméra, aux enjeux de la représentation de faits historiques dans une perspective de permanence des luttes, de 1871 aux années 2000. Est-ce que ces références ont aussi été les vôtres dans la genèse de L’Usine de rien ?
Pedro Pinho : On pourrait établir des ponts avec Watkins mais je crois que le film est plus proche de la démarche qu’utilisait Robert Kramer (ndlr : documentariste américain dont le film le plus reconnu est Route One / USA, réalisé en 1989) dans sa façon de traiter les données de la réalité et de la pensée comme des éléments plastiques, de tout remettre en cause. Comme nous, il faisait des films avec des éléments très proche de sa propre vie et mettait la caméra « au milieu d’une action » : ce n’est pas l’action qui se déroule devant la caméra, c’est la caméra qui participe à l’action.
C’est votre premier film de fiction. Comment vous situez-vous dans la « nouvelle vague » portugaise qui a émergé depuis une quinzaine d’années dans le sillage de l’œuvre du vétéran João César Monteiro et qui a permis l’éclosion de cinéastes majeurs aujourd’hui (Miguel Gomes, João Pedro Rodrigues) ou très prometteurs (João Nicolao, Sergio da Costa) ?
Pedro Pinho : Nous avons bien évidemment des contacts mais ce que vous appelez « Nouvelle Vague », ce sont déjà les membres de la génération qui précède la mienne. Je suis beaucoup plus en relation avec les jeunes cinéastes portugais qui sortent des écoles ou qui réalisent leurs premiers courts-métrages.
Pourtant L’Usine de rien partage une des caractéristiques les plus importantes de cette génération et qui fait la beauté et le miracle du cinéma portugais contemporain : l’obsession de ne jamais se laisser griser par le réel, de le filmer, de le raconter en le réenchantant, en lui insufflant quelque chose de merveilleux. La chronique sociale de votre film est traversée par une énergie et un ludisme qui la différencient nettement des représentations traditionnelles, parfois misérabilistes, des luttes ouvrières. Ici, il y a de la couleur, il y a des chorégraphies, il y a des séquences de comédies musicales qui surgissent de nulle part et qui s’intègrent, pour autant, parfaitement dans le processus de construction d’une parole partagée.
Pedro Pinho : Le film en lui-même, son processus de fabrication, nous a montré la voie. Le fait d’être tous ensemble avec les acteurs et l’équipe, dans une sorte d’horizontalité et de complicité a engendré une joie énorme. Le film témoigne de cette énergie joyeuse. Mais l’idée de faire une comédie musicale dans une usine est une chose très bête – beaucoup ont déjà essayé avant nous : les gens du cinéma arrivent au milieu des ouvriers et donnent des directives. C’est pour cela que nous avons décidé d’intégrer ce projet artistique à l’intérieur du film (via le personnage du metteur en scène argentin) et de l’interroger au même titre que tous les autres éléments. L’Usine de rien est un film qui propose de tout déconstruire, de tout repenser, même lui-même. Il fallait trouver une façon d’introduire un regard critique sur notre propre geste à l’intérieur de celui-ci. Nous venons tous du documentaire et la question de la légitimité et du rapport de domination sur le réel qu’implique l’arrivée d’une caméra est très présente dans notre manière d’envisager nos films. C’est une prise de pouvoir très grande d’avoir une caméra, d’organiser une structure pour raconter une histoire. Il fallait partager ce pouvoir, dire aux gens qu’ils avaient la liberté de se retourner contre nous.
Comment ont réagi vos acteurs quand ils ont découvert le film ?
Pedro Pinho : Ce sont les premières personnes à l’avoir vu, juste après le montage et avant la post-production. Il m’a semblé qu’ils étaient très émus. Les discussions se sont prolongées entre eux, elles ne sont jamais closes.
Comment avez-vous fonctionné pour chaque scène ? Les dialogues étaient écrits en amont avec les acteurs ou ils étaient improvisés sur le plateau ?
Pedro Pinho : Au départ, tout était écrit. Mais il était impossible de travailler avec les acteurs comme si c’était un véritable scénario. Ils étaient un peu impressionnés et ils n’arrivaient qu’à lire les textes. On a donc mis en place un système de banderoles à chaque scène où étaient écrites les idées que l’on voulait faire passer et on donnait en secret à chaque personnage des missions. Ils devaient improviser selon les rôles qu’on avait défini en amont mais qui n’étaient pas connus des autres sur le plateau. Ça nous a permis de jouer sur la spontanéité qui donne une impression de vérité. Je n’arrivais jamais à écrire de dialogues d’assez grande qualité pour qu’ils soient réalistes. Toutes les idées politiques qui sous-tendent ces dialogues viennent des discussions collectives en amont du tournage. Par contre, certaines missions données au moment de jouer ne correspondent pas forcément à ce que pense réellement l’acteur : certains ont dû jouer des personnages qui sont en totale contradiction avec ce qu’ils pensent dans la vraie vie. Ce n’est pas une transposition de la rue à la scène, c’est un véritable travail d’interprétation.
En y repensant aujourd’hui, tout ce travail fut plus difficile à mettre en place avec les acteurs professionnels qu’avec les acteurs non-professionnels. Les premiers arrivent sur le tournage avec leurs propres repères et leur propre technique. Mais dès qu’ils sont confrontés au chaos que provoque la spontanéité des seconds, ils ont plus de mal à s’adapter facilement, à retomber sur leur pied. Mais les professionnels sont très minoritaires : deux jouent des ouvriers et la dernière interprète une des femmes, à l’extérieur de l’usine. Le metteur en scène argentin est incarné par un réalisateur de cinéma (Daniele Incalcaterra) qui a signé un documentaire en 2001, Fasinpat – Fabrica Sin Patrón, qui traitait déjà d’une usine en autogestion. Son rôle est très inspiré de sa propre histoire.
Avez-vous déjà d’autres projets de films en préparation ? En fiction, en documentaire ?
Pedro Pinho : J’ai terminé d’écrire une autre fiction – une adaptation très libre de Madame Bovary – et je suis en train de voir s’il est possible qu’elle soit produite. Mais en ce moment, le cinéma portugais qui n’a pas le but exclusif de faire des entrées, de s’imposer sur le marché, est très menacé. L’ancien gouvernement de droite a fait voter une loi qui donne aux opérateurs de télévision et aux grands distributeurs/producteurs la possibilité de choisir les jurys des commissions. Depuis que la gauche est revenue au pouvoir, le nouveau gouvernement n’a pas cherché à modifier cette loi et il est de plus en plus difficile de monter des films indépendants. Peut-être que la solution sera de passer par la France.