La Foire aux vanités de William Makepeace Thackeray (dont la célébrité en Angleterre équivaut à celle de Stendhal en France) est l’un des classiques les plus adaptés au cinéma. On en compte neuf versions, dont quatre muettes, mais aucune ne rend justice à l’écrivain. Mira Nair (Salaam Bombay ! et Le Mariage des moussons), cinéaste acclamée pour la qualité et l’exigence de son cinéma, pouvait-elle tirer parti de son indianité (partagée avec l’auteur, qui vécut plusieurs années à Calcutta) pour rendre honneur à ce chef d’œuvre de la littérature ?
Toute adaptation littéraire, lorsque l’ouvrage de référence est connu du public, s’expose à la question-piège de la fidélité à l’histoire et à l’esprit du livre original. Quand on s’appelle Stanley Kubrick, on peut se permettre d’envoyer Thackeray au diable pour faire de son Barry Lyndon une œuvre personnelle, et un chef d’œuvre de surcroît. Mais Mira Nair, plus sage, a choisi de respecter dans la mesure du possible (le roman compte plus de mille pages !) la trame de La Foire aux vanités : l’ascension puis la chute d’une jeune fille pauvre, Rebecca Sharp, devenue la femme d’un capitaine et déterminée à se faire une place dans la haute société. La réalisatrice, en lectrice avisée, a fait attention aux moindres détails, et notamment au parallèle évident entre l’héroïne de La Foire aux vanités et celle d’Autant en emporte le vent. Quand Becky torture Amélia en flirtant outrageusement avec son mari, on pense bien sûr à l’amour éperdu de l’insolente Scarlett pour le mari de son « amie » Mélanie. La cinéaste a compris le clin d’œil : lorsque Rawdon quitte sa femme infidèle et que celle-ci lui demande ce qu’elle va devenir sans lui, on s’attend presque à ce qu’il lui rétorque, alors qu’il se retourne sur le pas de la porte : « Frankly my dear, I don’t give a damn. »
Néanmoins, sans avoir besoin de connaître le livre, on perçoit une hésitation sensible chez la réalisatrice, une répugnance à aller jusqu’au bout de la perversité de ses personnages. Sans cesse, la cinéaste entend les sauver de leurs errements. Décrite dans le roman comme une petite arriviste hypocrite, l’héroïne devient une amie fidèle pour sa bien-aimée Amélia, ou une amoureuse prête à tous les sacrifices pour sauver son cher Rawdon. Les erreurs de casting accentuent cette tendance un peu niaise : Reese Witherspoon, trop enfantine, trop américaine, n’a clairement pas l’étoffe d’une femme forte prête à toutes les bassesses pour atteindre ses objectifs. James Purefoy, qui incarne son mari et dont le charme ténébreux ferait tourner plus d’une tête, est bien trop beau pour incarner le soldat balourd dont parle Thackeray. Avec l’affadissement des personnages, la cinéaste perd aussi ce qui faisait le génie du roman : la distance ironique, presque méchante de l’écrivain, qui s’adressait directement à son lecteur dans un style typique au XVIIIe siècle, l’avertissant des évolutions de l’histoire, le prévenant contre ou en faveur de tel ou tel héros, décrivant enfin par ce biais une société engoncée dans un orgueil hypocrite.
La bonne nouvelle, c’est que Mira Nair a conservé le goût du pittoresque et du faste qui faisait la réussite du Mariage des moussons. Le Londres glauque et sale où les porcs se baladent en liberté contraste violemment avec les flamboyants palais indiens ou les couleurs chaudes des salons intérieurs de la bourgeoisie. S’il est aisé de sortir de la fange, il est encore plus facile d’y retourner… Heureusement, il existe un paradis terrestre que Mira Nair invoque à chaque instant : l’Inde, dont la musique et la nourriture enchantent, dont les danses lascives scandalisent mais fascinent, et puis surtout, l’Inde comme dernier refuge pour les réprouvés de la société puritaine…
Aussi, ce que voit Mira Nair dans la foire aux vanités n’est peut-être pas ce qu’il fallait au Britannique Thackeray. Mais dans le genre très pompeux et folklorique du film en costumes, le film, agréable et charmeur, se défend somme toute plutôt bien.