Auréolé de sa Caméra d’Or reçue à Cannes en 1988, de sa nomination à l’Oscar du meilleur film étranger l’année suivante, mais surtout d’un succès public et critique certain, le premier film de la réalisatrice indo-américaine Mira Nair ressort dans les salles françaises plus de vingt-cinq ans après sa sortie originale. L’intérêt de cette reprise est double : social d’abord, grâce à l’extrême réalisme et au message politique évident du film – la situation des enfants des rues à Bombay s’est-elle améliorée depuis les années 1980 ?, cinématographique ensuite, la carrière de Mira Nair n’ayant pas toujours été à la hauteur de ses brillants débuts, surtout lorsqu’elle s’éloigna de son pays natal (Amelia, Vanity Fair ou même Un nom pour un autre).
Des cireurs de chaussures aux porteurs de thé
L’histoire s’y prête : on pense à Sciuscià (Vittorio De Sica, 1948) dès les premières minutes de film. Krishna, seize ans mais en paraissant dix, est venu s’installer à Bombay depuis la campagne du Karnataka car sa mère l’a fichu à la porte en lui intimant de ne pas revenir avant d’être capable de lui rapporter cinq cents roupies. Le jeune garçon trouve rapidement un travail en tant que livreur de cay (thé), se lie d’amitié avec un dealer accro à la poudre, et rencontre par son entremise prostituées, maquereaux et autres enfants des rues… On pense au néo-réalisme italien, donc, poussé aux limites du style documentaire : de fait, tous les enfants du film viennent réellement de la rue. Une fondation s’occupa ensuite de leur bien-être, et le film leur est dédié. On est loin de Danny Boyle (Slumdog Millionaire), qui choisit pour son héros tiré des bidonvilles de Bombay un acteur… britannique. Il est peu de dire alors que les enfants de Salaam Bombay ! – avec en tête le héros, mais aussi la jolie petite Manju (enfant de prostituée) jouent avec un splendide naturel.
Ceci dit, la tonalité ultra-réaliste du film se perd parfois dans le pathos : rien ne semble pouvoir sauver la condition de ces enfants, condamnés à l’abandon et à pleurer à chaudes larmes, sans l’esquisse d’un moment véritablement heureux (sauf sous les effets de la drogue), comme si la pauvreté ne se résumait qu’à un enchaînement de drames, plus intenses les uns que les autres. Il semble inutile par exemple d’aller aussi loin qu’un meurtre commis par un enfant pour sensibiliser à sa cause – alors que la victime du crime, interprétée avec finisse par le génial Nana Patekar, faisait justement l’objet d’un portrait à mille lieues du manichéisme. Difficile pourtant d’en vouloir à Mira Nair, qui fut l’une des premières à s’emparer de ce sujet si contemporain de manière aussi cru : en 2015, hélas, les enfants de Krishna et Manju sont encore nombreux à sillonner les rues de Bombay et à dormir sur ses trottoirs.
Scènes de vie
On trouvera l’intérêt cinématographique de Salaam Bombay ! dans un montage sec, passant brusquement d’une scène à l’autre et qui permet à Mira Nair de dérouler son histoire tout en découvrant la mégalopole de Bombay, sous un jour peu habituel pour un public étranger (à qui se destinait probablement le film). Elle montre notamment avec beaucoup d’acuité les principes de sociabilité propres à l’Inde, notamment les petits immeubles aux balcons donnant sur la rue, qui permettent d’interpeller le tout-venant ; les gares où passent une foule bigarrée et qui servent tout autant à prendre le train qu’à se livrer à d’autres activités ; les escaliers dans lesquels se nouent les contacts entre voisins qui se connaissent et s’épient ; les portes à double battant qui enferment ou permettent de chasser l’indésirable ; les minuscules appartements qui voient entrer et sortir moult individus à toute heure du jour, et parfois de la nuit… Mira Nair peut ainsi facilement passer d’un personnage à l’autre, d’une histoire à l’autre, sans avoir besoin de se perdre dans des explications scénaristiques. Sola Saal, petite fille népalaise destinée à la prostitution et achetée à prix d’or pour sa virginité, voit son destin à peine esquissé en quelques scènes. Alors qu’elle est emmenée par son premier client, elle regarde s’éloigner l’homme qui, pour la manipuler, lui a fait croire qu’il était amoureux d’elle, et son regard compense largement le silence qu’elle a gardé tout au long du film, ne connaissant pas la langue parlée à Bombay…
Bizarrement, la plus belle scène du film est sans doute la plus décalée. Alors que Krishna et son ami dealer ont escroqué un Américain en lui vendant de la drogue pour un prix exorbitant (chaque touriste en Inde se reconnaîtra dans cette scène de marchandage), les deux compères vont fêter leur victoire dans un cimetière. Là, Krishna raconte sa vie à Chillum, mais surtout lui demande d’être son ami, avant de partir dans de grands éclats de rire. Quasi onirique du point de vue du décor, presque aussi positive que le reste du film est pessimiste, cette scène offre à Salaam Bombay ! une belle bouffée d’espoir. Avec l’envie qu’un jour, le même film puisse être réalisé avec des éclats de rire plutôt que des larmes en guise de clap de fin.